Chanteur, acteur, témoin de son siècle, Yves Montand était par excellence un homme de spectacle. Pour comprendre dans toute son ampleur ce que recouvre une telle expression, il faut le voir au travail dans le magnifique documentaire que lui a consacré Chris Marker, La solitude du chanteur de fond. On l’y voit répéter un récital donné un seul soir, au bénéfice des réfugiés du Chili, en 1974. La voix, le rythme, le passage impromptu d’un registre à un autre, tout est là impeccablement posé, l’air de rien, mais ce qui fascine par-dessus tout, c’est l’art du geste. En comédien accompli, il évoque un personnage d’une main qui rajuste un gilet, il dessine une atmosphère d’un mouvement des doigts dans la lumière. Il suffit d’un poing qui se serre, d’un geste léger vers un visage évoqué pour que la chanson déborde, que les paroles et la musique convoquent des images, suffisamment précises pour nous emporter, suffisamment diffuses pour nous laisser rêver.
Conscient de révéler dans ces répétitions filmées un travail qui devrait rester invisible, Montand explique comment le moindre geste, répété cent fois, exactement posé à chaque occurrence, est le fruit d’un élan initial, d’un mouvement spontané du corps, qu’il s’agit pour lui de retenir, de peaufiner, de rendre à son essence. L’art du comédien est entièrement dans cet équilibre entre l’impulsion et le travail de rabotage.
« Tout Montand était dans l’amplitude généreuse de ces gestes, aux effets calculés qui venaient du plus profond des tripes. »
On regarde alors autrement les premières minutes éblouissantes de César et Rosalie (Claude Sautet), ou les emballements du Diable par la queue (Philippe de Broca). Cette apparente spontanéité, ce débordement « de nature », sont les moments d’un métier, mais qui trouvent leur énergie et leur vérité dans les élans premiers de l’homme lui-même. Dira-t-on assez qu’il y a souvent plus de sincérité dans ces gestes ouvragés que dans les maladresses d’un amateur ? Montand, dans la lignée d’un Raimu, en a fait l’exposition magnifique.
À ces gestes impeccablement mesurés (jusque dans leur démesure), « placés » dans le rythme juste, correspondent ce que l’on pourrait appeler les gestes politiques. Celui qui se revendiquait « saltimbanque sans être somnambule » en savait aussi bien l’efficacité et la limite. Dans d’autres proportions, le choix d’un rôle, d’une déclaration, d’un voyage étaient autant de signes, lucides et personnels, pour dessiner une réflexion plus vaste, pour amorcer une prise de conscience.
Dans La Solitude d’un chanteur de fond, le poing qui se ferme au détour d’un refrain marque la révolte, c’est l’acteur au travail ; et le récital d’un soir est donné au profit des réfugiés chiliens, c’est l’acteur dans sa vie. Tout Montand était dans l’amplitude généreuse de ces gestes, aux effets calculés qui venaient du plus profond des tripes.
À lire
Yves Montand, Hervé Hamon, Patrick Rotman, Montand raconte Montand, Paris, éditions du Seuil, 2001
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier, Christian Viviani (dir.), L’Acteur de cinéma, approches plurielles, PUR-éditions, collection Le spectaculaire cinéma, 2007
Vincent Amiel, José Moure, Histoire Vagabonde du Cinéma, Paris, éditions Vendémiaire, 2020
À voir
La solitude du chanteur de fond, de Chris Marker
Le salaire de la peur, d’Henri-Georges Clouzot
César et Rosalie, de Claude Sautet
Le diable par la queue, de Philippe de Broca
Z, de Costa-Gavras
L’aveu, de Costa-Gavras