Le spleen polyphonique de Paris

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Article de Steve Murphy, professeur émérite de l’Université Rennes 2


 

 

Sous l’appellation générique de « Petits poèmes en prose » que l’on donne parfois au Spleen de Paris, se déploie en réalité une grande diversité de formes et de registres. Cette diversité formelle n’est pas la seule énigme de cette œuvre complexe, où le « je » autobiographique se difracte en une multiplicité de points de vue, dans l’anonymat de la grande ville.

En 1869, Asselineau et Banville ont donné la première édition du Spleen de Paris sous le titre Petits Poëmes en prose, republiant en guise d’avant-propos la lettre « À Arsène Houssaye » qui mentionne Gaspard de la Nuitde Louis (dit Aloysius) Bertrand – le prototype pour un livre de poèmes en prose – et parle du rêve d’« une prose sans rythme et sans rime ». L’idée du poème en prose a ainsi déterminé en partie la réception de ces textes. Bertrand avait voulu présenter ses textes « comme si » leurs paragraphes étaient des « couplets » ou des « strophes » de poésies ou chansons versifiées. Baudelaire a fini par faire un peu le contraire. Il a tenu à éviter aussi toute ressemblance avec la « prose poétique » à la Fénelon et ne voulant pas donner l’impression de poèmes en vers prosaïsés, même si plusieurs de ces textes sont des « doublets » de poèmes versifiés antérieurs. « Sans rythme » a pu être pris de manière littérale mais toute prose étant elle aussi rythmée, Baudelaire entendait sans les rythmes métriques de la poésie versifiée 

L’unicité du terme poème en prose peut masquer l’éventail générique du recueil, allant du lyrisme d’« Any where out of the world » au récit de « La Corde » qui se lit comme un ajout compacté aux histoires extraordinaires de Poe, voire comme une enquête de détective se penchant sur le (vrai) suicide du modèle d’un peintre (la version initiale du texte était dédiée à Manet…). La palette ne cesse de mêler l’ironie au lyrisme selon une méthode déjà au cœur des Fleurs du Mal. Comme GaspardLe Spleen de Paris est un livre polyphonique et il résiste à toute lecture qui assimile le « je » des poèmes à Baudelaire. Il tente ainsi de surmonter la crise du Romantisme non pas en évinçant l’émotion mais en la soumettant à une expression indirecte, grâce à une poétique de la suggestion. Il invite le lecteur à se montrer vigilant, sans s’en tenir à une lecture « au pied de la lettre » qui existe bel et bien mais qui le condamnerait à rester en deçà de l’interprétation. Faire confiance à l’énonciateur, narrateur ou sujet lyrique, peut être un piège et, de même que Poe selon Baudelaire, il ne faut jamais être dupe. Ce sont ce jeu et ce travail d’interprétation qui, comme chez Bertrand encore, accorderont aux poèmes le droit non seulement d’être lus (consommés) mais relus. Car la profondeur du Spleen de Paris, avec ses mille petites connexions intimes, restera toujours à mieux découvrir. 

Le titre du Spleen de Paris désigne bien l’un de ses sujets centraux et fédérateurs, le spleen désigné n’étant pas le monopole du poète. La capitale avait déjà son importance dans Gaspard de la Nuit. Mais là où l’un des « livres » du volume s’intitulait « Le Vieux Paris », c’est à la ville nouvelle que Baudelaire s’intéresse. Comme il l’avait affirmé dans « Le Cygne », « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) ». La capitale moderne, aux formes de communication rapides et brutales, en proie à une réfection stratégique, fait glisser le poète sur le macadam des boulevards et lui accorde un anonymat déconcertant, humiliant et jouissif (« Perte d’auréole »). Le vacarme et la saleté ambiants conviennent mal à un lyrisme harmonieux à la Lamartine et Baudelaire s’occupe peut-être moins de lui-même que des oubliés et humiliés urbains : la petite vieille et le mendiant, l’enfant vulnérable et le sexagénaire affaiblila vieille qui fait peur aux enfants et la maniaque qui séduit et effraie le narrateur. Les titres « Le Joujou du pauvre », « Les Yeux des pauvres » et « Assommons les pauvres ! » soulignent cette centralité des maléficiaires des travaux d’Haussmann et de l’emprise de l’économie moderne. Prenant à rebours le pacte empathique habituel, Baudelaire montre les pauvres par le prisme – indéfectiblement défectueux – de la perception bourgeoise (celle du public potentiel de son livre) de même, au lieu de procéder à une défense féminis(an)te des femmes opprimées, le recueil semble détricoter le regard misogyne comme de l’intérieur. Le traitement des grandes questions anthropologiques ne serait pas dissociable des conditions d’être historiques et sociales qui en définissent la lisibilité (et la mémorabilité) pour l’habitant des années 1860. 

Selon la logique du « Voyage », poème terminal des Fleurs du Mal, la recherche d’un ailleurs qui transcenderait magiquement les aliénations d’ici serait une utopie dans tous les sens. C’est dans le cadre lamartiniennement sublime des montagnes que « Le Gâteau » montre l’ubiquité de la paupérisation et de la lutte fratricide pour la survie (struggle for life…). Quant à l’évasion exotique de « La Belle Dorothée », elle est hantée par l’horreur de la prostitution coloniale. 

L’objectif de Baudelaire serait d’impliquer le lecteur dans l’exploration de la complexité de ses textes mais aussi dans la découverte de l’autre, au-delà de l’autosatisfaction misérabiliste. L’une des leçons de sa lecture de Poe est que la poésie n’est pas qu’expression : elle réside aussi en une volonté de programmer la réception du poème. L’évitement de toute expressivité directe et autobiographique permet d’intégrer des éléments de sa vie personnelle sans qu’ils soient accessibles au lecteur, tant la polyphonie générale les camoufle, ce qui constitue pour Baudelaire la vraie pudeur de l’écrivain. 

 

À lire :  

Steve Murphy, Logiques du dernier Baudelaire. Lectures du Spleen de Paris, Champion, 2003 

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