Chapitre 3 : Le chant profond de l’amitié partagée

Extrait du discours de réception de Jean d’Ormesson


 Piéton de Paris, comme Fargue, paysan de Paris, comme Aragon, Jules Romains se situe […] au tout premier rang de ceux à qui les grands ensembles urbains du monde moderne apportent, un peu paradoxalement, parmi l’écrasement et l’uniformité morose, une source nouvelle de poésie. Les moralistes, les urbanistes, les sociologues de notre temps ont dénoncé à l’envi la solitude de l’homme dans nos villes tentaculaires. Comment s’étonner de voir le thème unanimiste de l’aspiration à une solidarité reconquise cherche à jeter un pont entre le thème du secret – qui pousse ses racines jusqu’au crime – et le thème de l’amitié – qui mène à la tendresse et à la douceur de la vie ? Sur tout cet immense espace, l’unanimisme et la mystique de la société tendent à explorer de nouveaux chemins capables de rassembler les hommes éblouis mais ébranlés par les bouleversements du monde moderne. À travers le catholicisme ou la franc-maçonnerie, à travers le socialisme ou le radical-socialisme, à travers les sociétés secrètes du capitalisme ou du marxisme, c’est ce que Jules Romains appelle, d’un beau nom, la recherche d’une Église. L’amitié entre les hommes y joue un rôle essentiel.

Parce que nous vivons dans un monde dominé déjà par l’existence collective, par la technique, par la quantité, et pourtant toujours à la recherche de la qualité et de la chaleur des valeurs humaines, l’amitié est une des clés de la littérature du deuxième tiers du XXe siècle. […] Le titre qui s’impose ici, c’est celui qui a le plus fait, peut-être, avec Knock, pour la popularité de Romains, c’est Les Copains, chef-d’œuvre immortel où convergent la littérature et la vie qui chante, à la façon d’un Homère populaire, rigolard et savant, l’amitié des sept devant Ambert et Issoire.[…]

À travers ces farces énormes et ces conspirations ravageuses d’où naît le dieu nouveau de l’allégresse unanime, l’amitié, pour Jules Romains, n’est pas une chance accidentelle, un hasard, une anecdote sentimentale. C’est un noyau de collectivité élémentaire à mi-chemin entre la communauté sociale et la communauté religieuse. Elle est la source d’un bonheur cosmique et presque mystique qu’illustrent les relations d’un Jallez et d’un Jerphanion, les ondes de sympathie qui s’élargissent autour du souvenir du disparu dans Mort de quelqu’un, et peut-être plus encore la célèbre promenade à bicyclette de Bénin et Broudier, aussi assurée de l’immortalité que la partie de cartes de Marius et où monte, dans la bouche de Bénin, le chant profond de l’amitié partagée : « Tu ne te souviens pas, dit Bénin, d’autres fois pareilles à celles-ci ? Je repense soudain au point culminant d’une balade énorme que nous fîmes l’autre année. Je nous revois, tous les deux, traînant côte à côte, vers les deux heures de l’après-midi, et arrivant à un carrefour […] je me rappelle, mon vieux Broudier, que tu as dit : “Je suis heureux’ […] Nous ne demandions pus rien, nous n’espérions plus rien. Et notre bonheur était dans un équilibre tel que rien ne pouvait le culbuter […] N’y aurait-il eu que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but ni même périssable. Et n’y aurait-il que cela, à cette heure, dans le monde, que je ne jugerais le monde ni sans bonté, ni sans Dieu. »

Ainsi par le secret, par l’amitié surtout, l’individu est dépassé par quelque chose qui le comprend et le dilate. Deux amis, dans une grande ville comme dans un désert, constituent déjà la mince, mais puissante amorce d’une collectivité et d’un groupe. «  Car trois copains, écrit Romains, qui s’avancent sur une ligne n’ont besoin de personne, ni de la nature ni des dieux. »

Retrouvez l’intégralité du discours de Jean d’Ormesson dans la rubrique “Documents” ou sur le site de l’Académie française.

Illustration de l’article : (à venir)

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