Chapitre 4 : La maladie des multitudes

Extrait du discours de réception de Jean d’Ormesson


C’est dans Les Hommes de bonne volonté, l’oeuvre capitale de Jules Romains, celles que ne faisaient peut-être qu’annoncer et préparer des ouvrages qui, à eux tout seuls, étaient déjà des chefs-d’oeuvre – Mort de quelqu’un ou Les Copains, Puissances de Paris ou Le Vin blanc de La Villette,– c’est dans Les Hommes de bonne volonté que se révèle dans toute son ampleur ce projet gigantesque d’exploration du monde social auquel Jules Romains devait attacher son nom. Ceux qui ont vécu cette époque se rappellent l’impatience passionnée avec laquelle était attendue, entre 1932 et 1946, la publication, d’une régularité inexorable, à peine entamée par les tourbillons de la guerre et par l’exil dans les Amériques, des deux volumes annuels qui paraissaient en principe à chaque rentrée d’octobre. Jules Romains, s’est longuement expliqué, dans des pages d’un intérêt prodigieux pour qui s’attache à la technique littéraire, sur les dimensions de son oeuvre, sa structure, ses harmonies intérieures et ses articulations. Chacun sait que, conçue et écrite en quelques quinze ou vingt ans, elle couvre, du 6 octobre 1908 au 7 octobre 1933, une durée de vingt-cinq ans. Quel quart de siècle ! Des origines lointaines de la première guerre mondiale au triomphe de Hitler, il culmine, en 1916, dans l’héroïsme et dans l’horreur, avec l’épopée collective de Verdun à laquelle Jules Romains consacre deux de ses volumes les plus universellement connus : Prélude à Verdun et Verdun. Avec ces pages d’autant plus stupéfiantes que Jules Romains, réformé, n’avait été le témoin d’aucune des scènes qu’il décrit et dont il n’avait des échos que par des témoignages extérieurs et par des lettres d’amis – Georges Chennevières ou Albert Cazes, un ancien collègue du lycée de Laon – Jules Romains prend place parmi ces écrivains de premier rang qui ont trouvé leurs inspirations dans les souffrances de la guerre et qui les font revivre dans le souvenir avec l’espèce de tendresse épouvantée que le passé donne aux cauchemars : Henri Barbusse, avec Le Feu, Georges Duhamel avec Vie des martyrs et Civilisation, Roland Dorgelès avec Les Croix de bois, Maurice Genevoix avec Ceux de 14 et La mort de près, à qui font écho, dans des cultures étrangères et sur des registres bien différents, les récits de guerre ou de guerre civile d’un Erich Maria Remarque avec À l’ouest rien de nouveau, d’un Ernst Jünger, d’un T.E. Lawrence ou d’un Ernest Hemingway.

Œuvre collective par excellence, la guerre est très loin d’être le centre de l’univers de Jules Romains. Elle est sans doute le pivot autour duquel s’organise une des plus formidables constructions romanesques de tous les temps. Mais elle est aussi, et surtout, l’image même de force de recul et d’anéantissement contre lesquelles se liguent les hommes de bonne volonté.

[…]

Vers la fin de sa vie, Jules Romains s’interrogeait sur cette montée des masses et cette révolution de l’Unanime dont il avait été le prophète. Dès 1946, dans son discours de réception de l’Académie française […] Romains dénonçait avec force les ravages de ce qu’il appelait la maladie des multitudes. L’apôtre de l’humanisme social et progressiste des Hommes de bonne volonté s’écriait, contre Hegel : « Il ne suffira pas qu’un jour l’avenir devienne réel pour qu’il ait raison », et, défenseur de la lucidité et de la liberté, de la résistance à l’oppression et du rejet du conformisme, il allait jusqu’à appeler de ses voeux une « divine insurrection de l’âme contre les idoles ». En 1964, dans Ai-je fait ce que j’ai voulu ?, il revenait sur ce problème évidemment capital : « Je dois ajouter, écrivait-il, pour être pleinement honnête, que l’expérience d’entre les deux guerres, en confirmant l’importance que j’attachais à la psychologie de l’unanime, m’a fait réfléchir sur l’imprudence qu’il y avait à diviniser l’unanime en soi. Nous avons assisté aux pires orages de la psyché collective, à ce que j’ai appelé depuis la maladie des multitudes. Un terrible unanimisme de fait a ravagé l’histoire contemporaine. Nietzsche, s’il était resté vivant, aurait eu le droit de s’indigner quand les dictateurs se déclaraient ses disciples – bien qu’un aspect de sa pensée fût utilisable pour leur propagande. De même, dans des proportions modestes, j’ai le droit de répudier l’unanimisme des régimes totalitaires, sans nier qu’il soit une perversion diabolique de l’unanimisme originel. » Ainsi se précise sous nos yeux cette image de Jules Romains que je n’ai pu qu’esquisser : à l’acceptation ardente de la foule, des masses, de la grande ville tentaculaire, de l’avenir qui se prépare, à la création, dans l’enthousiasme, de cet unanime qui est la revanche des temps modernes contre l’éparpillement individualiste né de la grande révolution bourgeoise de 1789, répondent et font contre-poids les exigences de la lutte contre les idoles au nom de la personne humaine et de la liberté. Et tous ces éléments parfois opposés, seul un lien d’amour et de raison peut les rassembler et les unir : il s’appelle Bonne volonté.

Retrouvez l’intégralité du discours de Jean d’Ormesson dans la rubrique “Documents” ou sur le site de l’Académie française.

Illustration de l’article : Inauguration du monument aux morts du Mort-Homme, dans la Meuse, en 1922 (Agence Rol) © Gallica/BnF

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