Chapitre 1 : L’illumination de la rue d’Amsterdam

Extrait du discours de réception de Jean d’Ormesson


Un soir d’octobre 1903, deux jeunes gens de dix-huit ans sortaient de la Khâgne du lycée Condorcet où ils préparaient le concours d’entrée à l’École normale supérieure […] : l’un s’appelait Léon Debille, et il devait emprunter à une terrasse qui domine la Marne, entre la Varenne et Ormesson, son pseudonyme de Georges Chennevière ; l’autre était Louis Farigoule […].

En ce soir d’automne parisien, dans la rue d’Amsterdam pleine de couleur et de mouvement, encombrée de voitures et de passants qui se rendaient à leurs plaisirs ou à leurs occupations en entraînant avec eux, dans une sorte de mouvement brownien invisible et pourtant réel, leurs pensées innombrables, leurs ambitions, leurs craintes, leurs rêves à peine formulés, le jeune Louis Farigoule, qui rentrait chez son père, instituteur à Montmartre, eut une illumination : il éprouva, en une véritable intuition d’ordre mystique dont il ne reste aucune trace écrite, mais que ses confidences ont maintes fois évoquée, un sentiment de fraternité et de totalité. Entre les boutiques et les réverbères de la rue d’Amsterdam, il eut subitement la révélation du monde moderne, de la foule, de la grande ville, de la multiplicité des êtres et de leur unité. Il faisait, dans la rue et parmi les hommes, sa première communion unanime, rationnelle et mystique.

[…]

D’où pouvait bien surgir chez notre Khâgneux de Condorcet les racines de cette crise à la fois mystique et rationnelle ? Comment ne pas nous tourner d’abord, pour tâcher de mieux les comprendre, du côté du couple fameux de l’hérédité et du milieu ?

[…]

Henri Farigoule […], le père de Louis, était originaire des plateaux qui s’étendent au nord du Puy. Il était le fils, non d’un vrai paysan, mais d’un entrepreneur rural de maçonnerie. Héritière des luttes ardentes des Réformés et de l’action en sens inverse de Jean-François Régis, l’apôtre du Vivarais au début du XVIIe siècle, la vieille tradition catholique, pénétrée de rigueur protestante régnait encore assez fort, vers la fin du siècle dernier, sur les villages du Velay et les montagnes d’Auvergne. Pendant que ses deux sœurs se faisaient religieuses cloîtrées au Bon Pasteur du Puy, Henri Farigoule entrait au Pensionnat des Frères de la doctrine chrétienne. Sachant à peine lire à quatorze ans, il faisait assez vite des progrès décisifs et, quelques années plus tard, profitant de la loi sur l’enseignement obligatoire et du recrutement accéléré qu’elle provoquait, il rejoignait ceux que Péguy appelait superbement « les hussards noirs de la République » et il se faisait nommer instituteur à Montmartre. Voilà déjà en place quelques-uns des éléments d’un décor où vont se jouer tant de chefs-d’œuvre.

Le Velay et Montmartre, la province paysanne et le Paris des instituteurs, la tradition religieuse et le rationalisme, l’École normale de la rue d’Ulm et la naissance encore obscure d’un sentiment nouveau non seulement de fraternité mais de solidarité universelle, telles sont quelques-unes des données qui vont commander l’avenir et faire surgir parmi nous l’œuvre de Jules Romains.

[…]

On a pu parler de la pensée de Jules Romains comme d’une mystification transcendantale. La formule mériterait sans doute d’être discutée ; elle rend pourtant assez bien compte de toutes les forces innombrables de la vie collective qui se déchaînent à travers l’œuvre, mettant les villes en émoi comme dans Les Copains, précipitant dans leur lit des populations entières comme dans Knock, faisant surgir du néant ces cités imaginaires comme dans Donogoo. Mais n’oublions pas, en même temps, que le mot mystification, qui n’est pas sans liens avec mystère, est assez proche aussi de mystique. Nous sommes évidemment toujours très près de la complicité secrète au sein de l’unanime et je soutiendrais volontiers que nous ne nous sommes jamais beaucoup éloignés d’une certaine forme d’esprit religieux jusque dans la conception laïque de la société, jusque dans l’amour charnel du corps humain. Vous souvenez-vous, tout au début de notre itinéraire, de la rue d’Amsterdam en octobre 1903 ? L’Armée dans la ville, Mort de quelqu’un, Le Vin blanc de la Villette, Les Copains, Donogoo-Tongo, Knock, tout l’immense massif des Hommes de bonne volonté sortent, je crois, en droite ligne, de la communion unanime de la rue d’Amsterdam.

Retrouvez l’intégralité du discours de Jean d’Ormesson dans la rubrique “Documents” ou sur le site de l’Académie française.

 Illustration de l’article : Sortie du lycée Condorcet, par Jean Béraud, vers 1903 © Paris Musées / Musée Carnavalet

 

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut