Chapitre 2 : L’homme s’efface et les hommes s’avancent

Extrait du discours de réception de Jean d’Ormesson


Avec Jules Romains, la vie collective et la société entrent triomphalement dans notre littérature. […] L’homme s’efface, et les hommes s’avancent. Dans la brèche laissée par l’homme, se précipitent les masses. La crise de l’humanisme et la mort de l’homme chantée autour de nous, de Picasso à Michel Foucault, par tant d’artistes et de philosophes, Jules Romains, pour sa part, la ressent profondément. Il éprouve qu’un dieu s’écroule. Il cherche, de toute son âme, à le remplacer par un autre : le groupe, la société, tout ce qui est lié à ce phénomène formidable, vieux maintenant de 5000 ans, mais dont l’importance et le poids n’ont cessé de s’accentuer jusqu’à l’écrasement : ce développement de la ville dont nous parlaient déjà un Rimbaud, un Verhaeren, et surtout un Baudelaire quand il évoquait en une formule saisissante, rappelée par Jallez à Jerphanion dans leur thurne de la rue d’Ulm, « la fréquentation des villes énormes, et le croisement de leurs innombrables rapports ». […]

Jules Romains, bien entendu, n’est pas le seul interprète, en notre temps, de ce grand élan de collectivisation que traduisent, sous des formes bien diverses, et pour prendre des exemples aussi éloignés que possibles les uns des autres, le développement des syndicats ou de la sociologie, la construction des grands ensembles, la poésie de Verhaeren […] Nous savons, sans doute, que les rapports entre Jules Romains et un Durkheim ou un Lévy-Bruhl, maîtres de la sociologie française, relèvent plutôt, pour parler le langage des ethnologues, de la convergence que de la diffusion – c’est-à-dire qu’il s’agit plutôt de rencontre que d’influence. Mais le phénomène n’en est que plus frappant. Ce qui impose à cet âge ses dimensions sociales, c’est notre maître à tous, le maître de la mode et de la philosophie, le maître des moeurs et des idées : l’air du temps, la sensibilité d’une époque, la conjonction des forces poussées en avant par le passé – en un seul mot, l’histoire.

[…]

En un sens, Balzac et Zola, Claudel et Proust – et Hugo avant eux – avaient déjà eu un peu plus qu’une intuition de la totalité. Mais elle prenait toujours appui sur des héros privilégiés, elle rayonnait à partir d’eux. Elle s’exprimait, chez Balzac, par la juxtaposition répétitive des aventures des Vautrin, des Rubempré, des Rastignac ou des Marsay ; chez Zola, par la filiation héréditaire au sein des Rougon-Macquart ; chez Proust, par l’organisation du monde autour d’un narrateur central auquel tout se rapporte d’un monde qui change et d’un temps qui s’écoule ; chez Claudel, par le catholicisme, où la personne humaine et l’universel sont, à travers l’incarnation du Christ, articulés dans le corps universel et dans l’âme collective.

Cette communion mystique et ce lyrisme collectif, c’est d’abord tout naturellement, dans l’effusion poétique qu’ils vont pouvoir s’exprimer. […] Plus encore, peut-être, que le recueil de La Vie unanime, prenons, par exemple, et parmi beaucoup d’autres, le texte capital de Cromedeyre-le-Vieil où nous voyons s’effacer devant la description poétique de la vie communautaire tout le récit traditionnel des aventures ou des sentiments de l’individu isolé. Le héros n’y est plus, sous une forme ou sous une autre, le moi cher à Racine, à Gide, à Valéry ou à Proust. C’est le groupe humain. La caractéristique de ce groupe humain est de constituer, au-delà de la conscience individuelle, un tout spécifique profondément solidaire et de révéler bien d’autres richesses et bien  d’autres abîmes que cette conscience individuelle. La vérité fondamentale que nous suggère Jules Romains, c’est que le tout social est définitivement autre chose et plus que la simple addition des éléments qui le composent. Et au sein de ce tout s’établissent des rapports pleins de mystère et d’allégresse que l’unanimisme poétique et romanesque a pour tâche d’explorer à la lumière assez neuve de la multiplicité collective, car

Tout communique et se pénètre

Dans l’épaisseur de Cromedeyre.

Ainsi, dans un temps dominé par la sociologie, par le marxisme, par la montée des masses, peut-être déjà par la découverte de ces structures dont la spécificité se situe toujours au-delà de la seule juxtaposition extérieure, est expulsé, au profit de tout ce qui le dépasse et le commande, le personnage élémentaire, espèce de Robinson fictif de l’univers littéraire. Dans Cromedeyre-le-vieil, choisi presque par hasard parmi tant de textes significatifs, dans son sujet collectif, dans le thème des rapports entre les hommes et de la communication entre eux, figure déjà en puissance toute l’immense cathédrale des Hommes de bonne volonté.

Retrouvez l’intégralité du discours de Jean d’Ormesson dans la rubrique “Documents” ou sur le site de l’Académie française.

Illustration de l’article : Estampe de Ernest Marie Herscher pour le congrès de la SFIO à Grenoble en 1925 © Wikicommons

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