Naissance du mathématicien René Thom

RETOUR AU DOSSIER

Par Etienne Ghys, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences


René Thom (1923-2002) fut l’un des mathématiciens les plus influents du vingtième siècle. Deux colloques, à l’Académie des sciences et à l’Institut des Hautes Études Scientifiques en 2023 ont permis de revenir sur l’héritage intellectuel de ce géomètre hors norme, sélectionné parmi les Commémorations Nationales. « Au moment où tant de savants calculent de par le monde, n’est-il pas souhaitable que d’aucuns, qui le peuvent, rêvent ? ». C’est ainsi que se conclut « Stabilité structurelle et morphogénèse », son livre le plus célèbre, écrit en 1968.

Un rêveur, sans aucun doute…

Lorsqu’il préparait sa thèse, son mentor Henri Cartan avait le plus grand mal à le canaliser. Il lui écrit par exemple « Abstenez-vous d’énoncer des théorèmes qui non seulement ne sont pas démontrés, mais dont l’énoncé n’a même pas de sens clairement défini ». Un collègue de Cartan lui expliquera qu’une bonne dizaine de mathématiciens pourraient fournir les démonstrations manquantes mais que seul Thom était capable d’imaginer de tels énoncés, incroyablement novateurs. La thèse sera soutenue en 1951 et Thom recevra la médaille Fields en 1958 pour ses découvertes dans le domaine de la topologie différentielle, dont il est l’un des pionniers. Cette médaille le perturbera beaucoup. Il expliquera qu’il pensait ne pas la mériter, ce qui n’est pas ce que pensent d’ordinaire les médaillés ! Par ailleurs, le développement ultérieur de la topologie différentielle utilisait des outils de plus en plus algébriques, ce qui n’était pas du goût de Thom. Il eut le sentiment d’avoir atteint l’apogée de sa carrière mathématique.

Pli, fronce, queue d’aronde, papillon et ombilic

Il décida de prendre une autre direction, qu’on pourrait qualifier de plus appliquée. Il postule qu’en général un système (par exemple physique ou biologique) se trouve dans un état stable, et qu’à certains moments très particuliers, il passe par des situations qu’il qualifie de singulières ou catastrophiques, en sautant très rapidement d’un domaine de stabilité à un autre. Il s’agissait donc de comprendre la nature de ces singularités et ce sera la naissance de la théorie des catastrophes, qui aura un immense succès dans les années 1970. Thom établit une liste de sept catastrophes élémentaires aux noms poétiques : pli, fronce, queue d’aronde, papillon, ombilic elliptique, parabolique ou hyperbolique. Le mathématicien anglais Zeeman étend le champ d’applications à des situations de plus en plus variées : émeutes dans les prisons, agressivité du chien, krach boursier etc. Les étudiants en mathématiques s’arrachaient son livre « Modèles mathématiques de la morphogénèse », publié en collection de poche en 1974.

René Thom et la notion de bord

Bien des critiques furent adressées à cette théorie et Thom les analysa avec sérieux et en reconnut souvent la validité. Par exemple, on lui reprocha de ne pas avoir tenu compte de l’existence de dynamiques chaotiques (dont la théorie se développait alors) ou encore d’avoir construit un outil qui permet de comprendre mais pas de prévoir. Il remet en question la nécessité d’une validation expérimentale dans les sciences, ce qui ne fut pas sans engendrer des réactions violentes, mais souvent justifiées, de la part des biologistes. Son livre « Prédire n’est pas expliquer » examine toutes ces questions avec honnêteté et sérénité. Aujourd’hui, les concepts introduits par Thom, comme la stabilité structurelle, la généricité ou la transversalité, sont si importants qu’ils sont entrés dans l’imaginaire et le subconscient de tous les mathématiciens.

Par la suite, il se tournera vers la philosophie d’Aristote. Il s’y reconnait dans bien des aspects, comme celui qui consiste à définir un objet ou une idée à travers son bord. Sa thèse développait déjà une théorie du « cobordisme » et ses catastrophes ne sont que les traversées du bord d’un domaine de stabilité. « En vérité́ », écrit-il vers la fin de sa carrière, « il existe une réelle unité́ dans ma réflexion. Je ne la perçois qu’aujourd’hui, après y avoir beaucoup réfléchi, sur le plan philosophique. Et cette unité́, je la trouve dans cette notion de bord. »

Crédits photos : 

Illustration de la page d‘accueil : Conférence de René Thom à l’Institut des Hautes Études scientifiques en 1983 : Vertus et dangers de l’interdisciplinarité © IHES/Famille Kuiper, 1983

Illustration du chapô : Tapisserie cosmique chez Wright, in Thomas Wright, An Original Theory or New Hypothesis of the Universe, Londres, imprimé par l’auteur et vendu par H. Chapelle, 1750 Paris, BnF, Réserve des livres rares, Rés. V. 1945, planche XXXII © Gallica/BnF

Illustration de l’article : René Thom avec Friedrich Hirzebruch, Harold Lévine et Michel Kervaire © IHES/Famille Kuiper, 1959

Illustration de bas de page : René Thom devant un tableau noir en 1988, par Édouard Boubat © Édouard BOUBAT

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut