1/5 Chronique de 1698. Charnacé fait déplacer la maison d’un paysan.

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Extrait des Mémoires du duc de Saint-Simon


Cette anecdote brillante est l’une des rares dans les Mémoires à mettre en scène un homme du peuple, le « paysan » étant en l’occurrence, on l’aura compris, un tailleur. Elle montre l’influence du conte de fées français à la Perrault sur l’anecdote saint-simonienne.

Il en fit une [fredaine], entre autres, pleine d’esprit et dont on ne put que rire. Il avait une très longue et parfaitement belle avenue devant sa maison en Anjou, dans laquelle était placée une maison de paysan et son petit jardin, qui s’y était apparemment trouvée lorsqu’elle fut plantée, et que jamais Charnacé  ni son père n’avaient pu réduire ce paysan à la leur vendre, quelque avantage qu’ils lui en eussent offert ; et c’est une opiniâtreté dont quantité de petits propriétaires se piquent pour faire enrager des gens à la convenance et quelquefois à la nécessité desquels ils sont. Charnacé, ne sachant plus qu’y faire, avait laissé cela là depuis très longtemps sans en plus parler. Enfin, fatigué de cette chaumine qui lui bouchait tout l’agrément de son avenue, il imagina un tour de passe-passe. Le paysan qui y demeurait, et à qui elle appartenait, était tailleur de son métier quand il trouvait à l’exercer, et il était chez lui tout seul sans femme ni enfants. Charnacé l’envoie chercher, lui dit qu’il est mandé à la cour pour un emploi de conséquence, qu’il est pressé de s’y rendre, mais qu’il lui faut une livrée. Ils font marché comptant; mais Charnacé stipule qu’il ne veut point se fier à ses délais et que, moyennant quelque chose de plus, il ne veut point qu’il sorte de chez lui que sa livrée ne soit faite, et qu’il le couchera, le nourrira et le payera avant de le renvoyer. Le tailleur s’y accorde et se met à travailler. Pendant qu’il y est occupé, Charnacé fait prendre avec la dernière exactitude le plan et les dimensions de sa maison et de son jardin, des pièces de l’intérieur, jusque de la position des ustensiles et du petit meuble, fait démonter la maison et emporter tout ce qui y était, remonte la maison telle qu’elle était au juste, dedans et dehors, à quatre portées de mousquet à côté de son avenue, replace tous les meubles et ustensiles dans la même position en laquelle on les avait trouvés, et rétablit le petit jardin de même ; en même temps fait aplanir et nettoyer l’endroit de l’avenue où elle était, en sorte qu’il n’y parût pas. Tout cela fut exécuté encore plus tôt que la livrée faite, et cependant le tailleur doucement gardé à vue de peur de quelque indiscrétion. Enfin, la besogne achevée de part et d’autre, Charnacé amuse son homme jusqu’à la nuit bien noire, le paye et le renvoie content. Le voilà qui enfile l’avenue : bientôt, il la trouve longue ; après, il va aux arbres et n’en trouve plus. Il s’aperçoit qu’il a passé le bout, et revient à tâtons chercher les arbres. Il les suit à l’estime, puis croise et ne trouve point sa maison. Il ne comprend point cette aventure. La nuit se passe dans cet exercice ; le jour arrive et devient bientôt assez clair pour aviser sa maison : il ne voit rien ; il se frotte les yeux, il cherche d’autres objets pour découvrir si c’est la faute de sa vue. Enfin, il croit que le diable s’en mêle, et qu’il a emporté sa maison. À force d’aller, de venir, et de porter sa vue de tous côtés, il aperçoit à une assez grande distance de l’avenue une maison qui ressemble à la sienne comme deux gouttes d’eau. Il ne peut croire que cela soit; mais la curiosité le fait aller où elle est, et où il n’a jamais vu de maison. Plus il approche, plus il reconnaît que c’est la sienne. Pour s’assurer mieux de ce qui lui tourne la tête, il présente sa clef ; elle ouvre ; il entre : il retrouve tout ce qu’il y avait laissé, et précisément dans la même place. Il est prêt à en pâmer, et il demeure convaincu que c’est un tour de sorcier. La journée ne fut pas bien avancée que la risée du château et du village l’instruisit de la vérité du sortilège, et le mit en furie : il veut plaider, il veut demander justice à l’intendant ; et partout on s’en moque. Le Roi le sut qui en rit aussi, et Charnacé eut son avenue libre.         

 

Louis de ROUVROY de SAINT-SIMON, Mémoires suivi de Additions au journal de Dangeau, « Il déplace plaisamment une maison de paysan qui l’offusquait », Tome 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1983, pp. 524-526.

Un grand merci à Marc Hersant sans qui nous n’aurions pu présenter ce florilège de textes variés, fruit d’une longue fréquentation de l’œuvre du duc de Saint-Simon.

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Bosse, Abraham, La Galerie du Palais. Estampe. Dim. (H x L cm) : 35 x 55. © Paris Musées/ Musée Carnavalet (Paris)

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