La mémoire et la pensée protestantes de la Saint-Barthélemy

Article d'Olivier Millet, professeur émérite de littérature française de la Renaissance à Sorbonne Université


La mémoire des massacres de l’été 1572 n’a pas joué avant le XVIIIe siècle, chez les protestants français, le rôle mémoriel que l’on pourrait imaginer. Cela s’explique par des facteurs multiples, liés aux circonstances des périodes successives, des Guerres de religion à la constitution, au XIXe siècle, d’une mémoire commune à l’ensemble de la nation et reposant sur des images, voire des mythes fondateurs.

D’abord, la sidération…

Les huguenots contemporains, sidérés, n’étaient pas en état de produire sur le coup un récit ou un tableau synthétique. On dispose de témoignages personnels et dispersés des survivants, et des bribes d’information qui ont circulé en France, vers Genève et en général l’étranger. Sur le plan littéraire, on trouve peu d’expression réagissant à cette crise, alors que les poèmes catholiques célébrant l’événement abondent. Celui-ci trouve toute sa résonance dans le vaste poème d’Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, qui ne sera vraiment diffusé qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans un poème d’Odet de La Noue, on entend une tonalité pénitentielle et non vengeresse. Elle correspond à la présentation qui se veut détachée que donne l’historien protestant  La Popelinière, dans son Histoire de France […] depuis l’an 1550 jusques à ces temps (1581). Il dénonce, sur un ton moralisateur, l’aveuglement des chefs militaires protestants, en raison de leur ambition curiale et de leur manque de lucidité, face aux signes annonciateurs.

Une interprétation politique de l’événement

C’est surtout sur le plan politique et intellectuel que la Saint-Barthélemy a été productive chez les protestants contemporains, dans une série de textes fondateurs de la pensée politique moderne, de la part d’auteurs appelés improprement « monarchomaques » (adversaires de la monarchie) et qui élaborent en fait une théorie historique, juridique et politique de la monarchie contractuelle. Il s‘agit, face à une décision tyrannique et monstrueuse, de concilier l’autorité et la liberté, la souveraineté monarchique et le droit populaire. Entre autres, la Franco-Gallia de François Hotman, les Vindiciae contra tyrannos (De la puissance légitime du prince sur le peuple et du peuple sur le prince), attribué à Philippe Duplessis-Mornay et Hubert Languet, Du droit des magistrats sur leurs sujets de Théodore de Bèze, élaborent ces perspectives nouvelles. En rendant problématique la mystique traditionnelle de la monarchie française comme puissance de la justice, la Saint-Barthélemy a aussi favorisé la diffusion en France de la pensée de Machiavel (conçue comme « machiavélique ») ; c’est un protestant (Innocent Gentillet, 1576) qui, le premier, l’a critiquée comme source du drame.

La révocation de l’édit de Nantes (1685) : un point de bascule

Au XVIIe siècle, tout change, dans des contextes successifs qui interdisent chaque fois aux réformés de parler de la Saint-Barthélemy. Leur existence n’est garantie que par l’édit de Nantes (1598), en fonction de la bonne volonté du souverain en place. Accusés ou soupçonnés de tendances républicaines (lesquelles seraient conformes à leur organisation ecclésiastique) et d’intelligence avec les puissances protestantes (Pays-Bas et Angleterre), ils sont sur la défensive et condamnés à une oubliance discrète sur le passé des Guerres de religion, y compris le massacre. La révocation par Louis XIV de l’édit, en 1685, en les exposant à une persécution violente, change la donne. Pierre Bayle, premier auteur moderne après Sébastien Castellion qui ait élaboré une doctrine positive de la tolérance comme valeur positive, estime alors que les dragonnades contre les réformés français sont pires que la Saint-Barthélemy. Il attribue au catholicisme lui-même le principe de l’intolérance.

La Saint-Barthélemy, symbole de la tyrannie et du fanatisme

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, cette conception, exploitée par les publicistes et les écrivains, huguenots ou non (Voltaire, Marie-Joseph Chénier), fait de l’événement le symbole d’une persécution odieuse et continue et, plus encore, du fanatisme en général, quelle que soit son origine. Se met ainsi en place une idéologie des Lumières qui inspirera tout au long du XIXe siècle les penseurs, les écrivains et les politiques libéraux (notamment les protestants), face aux représentants d’une pensée, conservatrice ou réactionnaire, selon un partage qui ne correspond qu’en partie à la ligne religieuse opposant le catholicisme d’alors aux Lumières et au legs de la Révolution. Une fois élevé sur le plan national (notamment dans les manuels d’histoire) au rang d’événement typique de la tyrannie et de l’intolérance, les protestants, qui avaient désormais érigé la Saint-Barthélemy en événement fondateur de leur identité, ne pouvaient plus, jusqu’à nos jours, que contribuer à des débats historiographiques qui dépassent les limites de leur confession.

À lire :

JOUTARD, Philippe, ESTÈBE, Jeanne, LABROUSSE, Élisabeth, LECUIR, Jean, La Saint-Barthélemy, ou les résonances d’un massacre, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1976.

Illustration de l’article : Monument à la mémoire de Gaspard de Coligny inauguré en 1889 pour le centenaire de la Révolution française, rue de Rivoli, à Paris, au chevet de l’Oratoire du Louvre. Photographie d’époque. © Wikicommons

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