Théophile Gautier, témoin des mutations de l’art au cœur du XIXe siècle

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Article de Marie-Hélène Girard, professeur de littérature comparée à l’université de Yale et à l’université de Picardie Jules Verne (2005)


Faute de devenir peintre, Th. Gautier se fit poète, et faute de pouvoir vivre de poésie, il se fit critique d’art et de théâtre. Mais à la différence des comptes rendus de vaudevilles, la couverture de l’actualité artistique et les quelque trente Salons qu’il eut à connaître ne lui ont, de son propre aveu, jamais pesé.

Un critique d’art très influent

Fort du bagage acquis lors d’un bref passage par l’atelier d’un élève de David, il s’essaya dès le début des années 1830 à rendre compte d’événements artistiques dans d’éphémères revues, tel Ariel ou La Charte de 1830. C’est en 1836, lorsqu’il devint le critique d’art attitré de La Presse, qu’il entra véritablement dans la carrière qui allait faire de lui l’un des critiques d’art les plus influents de son temps. Son entrée au Moniteur universel en 1855 et le poste de rédacteur en chef qu’il occupa de 1856 à 1858 à la revue L’Artiste confirmèrent son autorité, saluée entre autres par Baudelaire et par Sainte-Beuve.   

La critique d’art comme genre littéraire

Afin de répondre aux attentes d’un public peu versé dans l’art, mais dont la Révolution avait fait le nouveau destinataire de la production artistique, il opta pour une critique essentiellement littéraire, qui subordonnait les analyses techniques au chatoiement d’une description pittoresque, au sens premier du mot, et où le jugement se déduit essentiellement du choix des termes. Tranchant avec le dogmatisme de G. Planche ou de Delécluze, il pratiqua, à de rares exceptions près (Delaroche fut la victime la plus notoire de son ironie : Gautier, Théophile. (1874) Portraits contemporains : littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques « Paul Delaroche »), une « critique des beautés » où il s’employait à tourner les reproches en conseils − recherchés et appréciés dans les ateliers, comme en témoigne sa Correspondance. Il sut ainsi, dès ses premiers Salons, défendre avec conviction Delacroix et Ingres et se montrer attentif à la mutation de la jeune école de paysagistes vers le plein air, en défendant entre autres Cabat ou Corot. Il se montra tout aussi clairvoyant devant les débuts de Chassériau, de Millet, de Gustave Moreau ou de Rosa Bonheur.

Un engagement sincère au service de l’art pour l’art

Conscient de vivre une nouvelle époque « climatérique » de l’art, il n’hésita pas à mettre sa plume au service des artistes, qu’il s’agît de dénoncer les décisions iniques des jurys de Salons sous la monarchie de Juillet, de plaider en faveur des sculpteurs, classiques ou romantiques, pour secouer l’indifférence du public ou de se faire le porte-parole de la détresse du milieu artistique sous la Seconde République, au motif que « l’art est au-dessus des agitations et des événements ». L’obsolescence de la tradition idéaliste, à laquelle il fut confronté dès les années 1840, n’ébranla pas sa prédilection pour le beau idéal, mais, à rebours de la critique partiale réclamée par Baudelaire, il s’efforça de dépasser ses choix personnels pour embrasser l’exceptionnelle diversité des courants et des œuvres dont il eut à rendre compte, de Meissonier à Henri Regnault, en passant par Puvis de Chavannes, Fromentin, Bracquemond ou Charles Cordier. Le seul véritable critère qui comptât réellement à ses yeux était l’engagement sincère au service de l’art pour l’art, propre à garantir la liberté de l’artiste et l’intégrité de l’œuvre. Ce qui le rendit également attentif aussi aux figures de second plan sur lesquelles ses articles apportent souvent de précieuses informations.

Un regard ouvert sur la modernité

L’a priori de bienveillance, que ses détracteurs du Second Empire prirent pour de la complaisance, était surtout une réponse à la pléthore grandissante des œuvres en circulation et à l’individualisme qui avait fini par triompher de la discipline des écoles. Curieux de l’essor de la peinture de genre et de la peinture « ethnographique » aussi bien que d’inventions inattendues comme la photosculpture, il fut l’un des rares critiques à prendre pleine conscience des mutations de la culture visuelle du XIXe siècle et notamment de l’importance des nouveaux moyens de reproduction et de diffusion des œuvres, comme l’attestent ses articles consacrés aux graveurs, aux lithographes, à l’illustration et à la photographie, selon une conception de la modernité qui ne se réduisait pas au seul filtre des avant-gardes.

Gautier aura ainsi fixé à la fois un modèle critique respectueux du travail de l’artiste et un modèle d’écriture qui met le talent du poète au service de l’œil de l’amateur pour transposer l’expérience visuelle en jugement esthétique. Mais ses innombrables feuilletons devaient rester inédits, exception faite de trois Salons et d’une poignée d’articles perdus dans des anthologies. Il a fallu attendre le début des années 2000 pour que commence à émerger le vaste panorama de l’art des années 1830 à 1870 qu’il nous a légué.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Salon de 1849, gravure parue dans L’Illustration n°330 du 23 juin 1849 © Bibliothèque de l’Institut de France

Aspect d’une salle d’exposition au “Salon”, caricature du Punch parue dans L’Illustration n°330 du 23 juin 1849. Annualisé à partir de 1833, le Salon de peinture était un événement artistique majeur à Paris pendant toute la première moitié du XIXe siècle. © Bibliothèque de l’Institut de France
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