Texte 5 : « Je me réjouis d’avoir assez vécu » (Goethe)
RETOUR AU DOSSIERJohann Wolfgang von Goethe, le grand poète allemand, a voué toute sa vie une insatiable curiosité aux questions scientifiques. Dès 1782, il conçoit l’idée d’une unité des organismes vivants. Il se base en particulier sur l’observation de l’os intermaxillaire, présent chez la plupart des mammifères, mais également identifiable chez les fœtus humains. Un demi-siècle plus tard, le bruit de la controverse entre Cuvier et Saint-Hilaire parvient jusqu’à Weimar et provoque l’enthousiasme du maître, comme le rapporte son disciple Eckermann dans cette conversation datée du 2 août 1830.
Lundi 2 août 1830
Les nouvelles du commencement de la révolution de Juillet sont arrivées aujourd’hui à Weimar et ont mis tout en mouvement. J’allai chez Goethe dans le cours de l’après-midi. « Eh bien, me cria-t-il en me voyant, que pensez-vous de ce grand événement ? Le volcan a fait explosion : tout est en flamme, ce n’est plus un débat à huis-clos ! »
« C’est une terrible aventure ! répondis-je. Mais dans les circonstances pareilles, avec un pareil ministère, pouvait-on attendre une autre fin que le renvoi de la famille royale actuelle ? »
« Nous ne nous entendons pas, mon bon ami, dit Goethe. Je ne vous parle pas de ces gens-là, il s’agit pour moi de bien autre chose ! Je vous parle de la discussion, si importante pour la science, qui a éclaté publiquement dans l’Académie entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire. »
J’attendais si peu ces paroles de Goethe que je ne sus quoi répondre, et pendant quelques minutes je restai muet et tout interdit. Goethe continuait : « Le fait est de la plus extrême importance, et vous ne pouvez vous faire une idée de ce que j’ai éprouvé à la nouvelle de la séance du 19 juillet. Maintenant nous avons pour toujours dans Geoffroy Saint-Hilaire un puissant allié. Je vois aussi combien est grand l’intérêt que le monde scientifique en France prête à cette affaire puisque, malgré la terrible agitation de la politique, le salle était pleine à la séance du 19 juillet. La méthode synthétique introduite par Geoffroy Saint-Hilaire ne reculera plus maintenant, voilà ce qui vaut mieux que tout. Aujourd’hui par cette libre discussion de l’Académie, en présence d’un auditoire nombreux, la question est devenue publique, elle ne se laissera plus reléguer dans des comités secrets ; on ne la terminera plus et on ne l’étouffera plus à huis-clos. Désormais, en France aussi, dans l’étude de la nature, l’esprit dominera et sera souverain de la matière. On jettera des regards dans les grandes lois de la création, dans le laboratoire secret de Dieu ! Si nous ne connaissons que la méthode analytique, si nous ne nous occupons que de la partie matérielle, si nous ne sentons pas le souffle de l’esprit qui donne à tout sa forme et qui, par une loi intime, empêche toute déviation, qu’est-ce donc que l’étude de la nature ? Voilà cinquante ans que je travaille à cette grande question ; j’ai commencé seul, j’ai rencontré plus tard quelques secours, et enfin à ma grande joie j’ai été dépassé par des esprits de la famille du mien. Quand j’ai envoyé à Pierre Camper mon premier aperçu sur l’os intermaxillaire, à ma grande tristesse je suis resté complètement incompris. Je ne réussis pas mieux avec Blumenbach ; cependant, après des relations personnelles, il se rangea à mon avis. J’ai ensuite gagné des partisans dans Sommering, Oken, Dalton, Carus et d’autres hommes également remarquables. Mais voilà que Geoffroy Saint-Hilaire passe de notre côté, et avec lui tous ses grands disciples, tous ses partisans français ! Cet événement est pour moi d’une importance incroyable, c’est avec raison que je me réjouis d’avoir assez vécu pour voir le triomphe générale d’une théorie à laquelle j’ai consacré ma vie et qui est spécialement la mienne.
GOETHE, Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1988 (1941)
À lire également sur Gallica, dans les Annales des sciences naturelles du 1er janvier 1831 :
Les « Réflexions de Goethe sur les débats scientifiques de mars 1830 dans le sein de l’Académie des Sciences, publiées à Berlin dans les Annales de critiques scientifiques ». URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5774032t/f70
La réponse de Saint-Hilaire « Sur des Écrits de Goethe lui donnant droit au titre de savant naturaliste ». URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5774032t/f79.item
Crédits photos :
Illustration de l’article : Johann Heinrich Wilhelm Tischbein, Goethe dans la campagne romaine, 1787, Musée Städel, Francfort-sur-le-Main. © WikiCommons