Texte 4 : Le « prophète » Geoffroy Saint-Hilaire (Sand)

RETOUR AU DOSSIER

La jeune Aurore Dupin, dite George Sand, rencontre Geoffroy Saint-Hilaire en 1835 à l’invitation du savant, et entame avec lui une correspondance qui durera quatre ans. Ces échanges mènent à la rédaction d’un texte de Sand intitulé « Soi pour soi. La science », en référence à la théorie des analogues formulée par Geoffroy : deux organes appartenant à deux espèces différentes peuvent être qualifiés d’ « analogues » – ou « homologues » – s’ils sont connectés aux organes voisins de la même façon, même s’ils diffèrent par leur forme et leur fonction. George Sand fait vraisemblablement allusion à une première version de ce texte dans cette lettre datée du 30 avril 1837.

À Etienne Geoffroy Saint-Hilaire

Nohant, 30 avril 1837

[…]

Je ne vous dirai donc pas que vous avez vaincu la science et le génie de Cuvier, je dis seulement que j’ai peut-être assez bien compris la discussion pour savoir de quel côté se portent mes sympathies et ma confiance. En cela je ne crois pas être influencé[e] par les bontés que vous avez eu pour moi ; mais il y a quelque chose de plus grand, de plus hardi, de plus sincère et (permettez-moi de parler la langue de ma profession) de plus poétique dans vos larges vues sur ce que nous appelons la création.

[…] Ce que je puis vous assurer, c’est que l’œuvre de vos sept jours est une pensée large et magnifique, et qu’elle jette à bas la genèse de Cuvier, pour quiconque déteste le mesquin dans les arts. – Mais pardonnez-moi mes façons de parler ; vous savez que devant un tableau d’Appelle, un cordonnier ne vit que le soulier, et si, jugea-t-il le soulier assez bien. Si j’en crois ce que je sens, vous êtes, Monsieur, dans la voie des prophètes de la vérité. Ne suffit-il pas que vous disiez avec l’honnêteté du génie : Homme tu ne sais rien, il te faut tout apprendre, – pour qu’on sente en vous quelqu’un de plus encore que le savant anatomiste et le patient observateur.

Il y a déjà longtemps qu’ayant, non pas lu, mais entendu raisonner de vos idées dans le public, je m’étais tellement passionné[e] pour votre nouveau plan de l’Univers que j’avais écrit quelques pages, vraiment absurdes, comme peut l’être la traduction d’une langue qu’on ne sait point. Néanmoins, avec l’aide de la réflexion, dans un an ou deux, quand j’aurai le temps de penser avant d’écrire, je ne désespère point de joindre ma pauvre petite feuille à votre glorieuse couronne. […]

George SAND (Georges Lubin, éd.), Correspondance, Paris, Classiques Garnier, Tome troisième (juillet 1835-avril 1837), 1967, pp.832-834

Cette « petite feuille » devient un chapitre supplémentaire pour la seconde édition de Lélia, en 1839, mais le texte ne sera finalement publié pour la première fois qu’en 1960. Le premier « des deux plus célèbres naturalistes » évoqués dans cet extrait est Cuvier ; le second est Geoffroy Saint-Hilaire.

L’événement philosophique dont le présent s’est le moins occupé, au milieu des préoccupations d’une époque toute commerciale, et dont l’avenir s’occupera le plus, lorsqu’il nous jugera, c’est la lutte qui s’est engagée entre les deux plus célèbres naturalistes de nos jours. L’un, spontané, puissant, doué d’une éloquence prompte et lucide, travailleur infatigable, heureux, adulé, hardi comme Napoléon, dirai-je : capable de fautes du même genre dans son immortelle carrière ?… L’autre, plus patient, plus âpre, plus consciencieux, plus attentif, plus religieux dans son respect pour la vérité, parlant des études de quarante ans de sa vie comme l’autre parlait de celles d’un jour, obstiné, persévérant, adorateur vénérable de l’universelle plastique de Dieu. Dire que le premier étouffa presque pendant un temps la voix de son rival, que les hommes, les richesses et la popularité furent son partage, c’est conclure selon les irrésistibles pentes de la masse et selon les attraits invincibles d’un génie éclatant. Dire que le second ne se rebuta jamais et qu’il poursuivra jusqu’à sa mort la recherche et le développement du principe écrit en caractères de diamant dans la conscience de son génie, c’est écrire l’histoire de tous ceux que les générations du jour ne comprennent pas bien, mais que celles du lendemain réhabilitent. […]

Au bout de quarante ans de labeur, il écrivit quelques pages et ces pages, dont tout le monde peut rire sans en effacer une ligne, laisseront, même dans le siècle où nous vivons, une impression profonde dans l’âme de tout homme qui les relira deux fois sans idées préconçues.

Quant à moi, absorbée depuis longtemps par les pratiques de la vie claustrale, étrangère désormais à toute étude réglée, j’ai lu ces pages illustres avec attention et simplicité. Un style dur, étrange, heurté, obscur, des pensées vastes comme le monde, formulées avec un profond mépris de la forme et, au milieu du vague de l’expression, de cette ignorance ou de ce dédain pour la phrase et pour les mots, des élans de pensée biblique, des cris de l’âme mystérieux et grandioses, comme on n’en trouve qu’à l’aurore des religions : voilà ce que j’ai trouvé, comme poète, dans cette brève formule d’un système universel.

Mais comme homme, comme créature bornée, aspirant à la lumière et se dirigeant sur les traces de quiconque allume un fanal sur les écueils de l’ignorance et de l’erreur, j’ai trouvé dans cet aperçu nouveau de la Création ce qu’il y a de plus digne de foi, ce qu’il y a de plus satisfaisant dans l’esprit humain, de plus conforme, pour ses instincts nobles, à son inépuisable soif de désir et d’harmonie : la chaine universelle non interrompue, l’équilibre et l’accord joignant par d’innombrables anneaux et par une suite insensible la nature inerte à la nature animée, la pierre à la plante, l’insecte à l’oiseau, la brute à l’homme, l’homme à tout et tout à Dieu.

Rien d’illogique et partant, rien d’incompréhensible dans la Création. Aucun caprice dans les desseins et dans la formation. Partout, Dieu intelligent à la manière de l’homme, qui est une goutte de cet océan de lumière et de raison. Partout, la vérité pénétrable et la géométrie de l’univers trouvant dans la pensée humaine un levier assuré, une garantie d’espoir pour arriver à l’inconnu. Voilà ce qui est ressorti pour moi des conséquences du principe. […]

Ce prophète est venu nous consoler, nous réconcilier avec le pénible travail de la régénération intellectuelle, nous guider vers des sanctuaires encore voilés, mais d’où la sagesse de Dieu commence à briller derrière le nuage. La création s’ordonne, l’ordre se complète, l’unité du principe créateur est démontrée physiquement et la loi de Moïse ne laisse plus de doutes.

George SAND (Pierre Reboul éd.), Lélia, “Soi pour soi. la Science”, Paris, Classiques Garnier, 1960, pp.547-550

Pour aller plus loin :

Martine WATRELOT, « Geoffroy Saint-Hilaire et Sand. Entre correspondance savante et philosophie politique », in Martine WATRELOT (dir.), George Sand et les sciences de la Vie et de la Terre, Revue d’histoire du XIXe siècle, n°61, 2020, pp.307-309

Franck BOURDIER, « Le prophète Geoffroy Saint-Hilaire, George Sand et les saint-simoniens », Cercle d’études Historiques des Sciences de la Vie, Histoire et nature, n°3, 1973, pp.47-66

Crédits photos :

Illustration de l’article : Thomas Sully, Aurore Dupin, 1826. Johnson Collection, Spartanburg, Caroline du Sud, États-Unis. © WikiCommons

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut