Texte 3 : Cuvier « l’enchanteur » (Balzac)

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Admirateur de Geoffroy Saint-Hilaire, Balzac n’en réserve pas moins de ferveur à son adversaire Cuvier. Sa position dans le débat qui oppose les deux savants entre « fixisme » et « transformisme » est d’ailleurs loin d’être définitive. Dans La Peau de chagrin, on peut ainsi lire cet éloge brulant, directement inspiré du Cours élémentaire de paléontologie de Cuvier : en vertu de la loi de corrélation des formes anatomiques énoncée par ce rival de Geoffroy, il est possible de reconstituer le squelette complet à partir de quelques fragments fossilisés. Cette faculté à faire ressurgir le passé vaut à Cuvier d’être qualifié d’ « enchanteur » et « de plus grand poète [du] siècle » par le romancier.

Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur ? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales ; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, il est sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques ; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule !

Honoré de Balzac, La Comédie humaine, La Peau de chagrin, Paris, éditions Gallimard, coll. « La Pléiade », vol.X, 1976-1981, pp.74-76

Crédits photos :

Illustration de l’article : François-André Vincent, Portrait de Georges Cuvier © WikiCommons

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