Saint Martin devient évêque de Tours

RETOUR AU DOSSIER

Par Bertrand Lançon Professeur émérite d’Histoire romaine (université de Limoges), auteur de Quand la France commence-t-elle ? (Paris, Perrin, 2021)


Dans la France d’aujourd’hui, Saint-Martin est le toponyme le plus répandu – 286 communes et 3000 églises – et Martin le patronyme le plus porté. C’est dire l’empreinte laissée dans le pays par saint Martin. Officier de l’armée romaine au milieu du IVe siècle puis moine et évêque de Tours de 371 à sa mort, en 397, il est un prototype éminent, dans les Gaules de l’Antiquité tardive, du couple formé par la romanité et le christianisme monastique dans la figure émergente des évêques. Il devint ainsi un saint patron du royaume des Francs sous les mérovingiens et les carolingiens et, par la dévotion qui lui a été rendue, son aura s’est étendue au monde entier, ce qu’elle demeure de nos jours.

Nous connaissons Martin par la biographie qu’écrivit l’Aquitain Sulpice Sévère – la Vita sancti Martini – aussitôt après sa mort. Ce petit ouvrage, première vie de saint en langue latine à connaître une grande diffusion et un immense succès, est la pierre angulaire de la légende martinienne. S’y ajoutent, du même auteur, des Dialogues sur les miracles de saint Martin. Le nombre élevé de manuscrits médiévaux conservés et celui des éditions imprimées à partir du XVIe siècle témoignent de sa grande popularité, de même que le succès du pèlerinage au sanctuaire martinien de Tours. Cette Vita a nourri d’autres auteurs, tels Paulin de Périgueux et Venance Fortunat, mais aussi de nombreuses paraphrases dans l’hagiographie médiévale et moderne.

De soldat romain à évêque de Tours

Natif de Sabaria (actuelle Szombathely, en Hongrie) en 316 ou 317, Martin passa son enfance à Pavie, en Italie. Il accomplit comme son père une carrière dans l’armée romaine sous les empereurs Constantin (306-337), Constant (337-350) et Julien (355-363). C’est à ce dernier qu’il aurait demandé son honesta missio (départ en retraite), lors d’une campagne de celui-ci contre les Alamans, en 356. De sa carrière militaire, on retient généralement deux épisodes qui ont marqué la postérité. Le premier est celui du « partage du manteau », Martin offrant la moitié de sa cape d’officier – celle qui lui appartenait – à un indigent de la cité d’Amiens. Le second est celui de son départ en retraite, demandé à Julien à la veille d’une bataille contre les Alamans. Martin aurait proposé à Julien de faire face à l’ennemi seul et désarmé, avant que celui-ci ne capitule.

Ayant quitté la militia impériale pour celle du Christ, Martin opte d’emblée pour une vie ascétique, d’abord à Milan, puis dans l’île de Gallinara, enfin à Ligugé, près de Poitiers. C’est un moine hirsute mais déjà connu qui est élu évêque de Tours le 4 juillet 371. C’est en moine-évêque qu’il régit ensuite l’Église tourangelle pendant vingt-six ans, se retirant de la ville dans le monastère fondé par lui à Marmoutier. S’il est admiré pour son mode de vie, il est aussi envié et décrié, en particulier par le clergé des Gaules. À la fois mystique et homme d’action, Martin a été évangélisateur et organisateur ecclésiastique sans cesser de vivre en moine. Il combat les cultes païens et l’hérésie mais plaide – vainement – auprès de l’empereur Maxime en 386 pour qu’il n’exécute pas Priscillien, accusé d’hérésie, et ne persécute pas ses partisans. Ses actes et ses miracles, qui sont surtout de guérison, témoignent d’une attention soutenue aux souffrants et aux pauvres. Le Dialogue I de Sulpice Sévère exalte sa supériorité sur tous les moines orientaux car il aurait incarné toutes les vertus des saints : « Martin avait autant de sagesse que Platon dans son Académie, autant de courage que Socrate dans sa prison. Heureuse, sans doute, est la Grèce, qui a mérité d’entendre les prédications de l’Apôtre ; mais les Gaules n’ont été nullement délaissées par le Christ, qui leur a donné Martin. » (Sulpice Sévère, Dialogues sur les miracles de saint Martin III, 17, trad. Paul Monceaux, 1927)

Un personnage qui traverse les âges

Dans la France républicaine et laïque, un saint évêque qui a été un des principaux patrons du pays sous l’Ancien régime est une figure historique qui pourrait paraître embarrassante. Son activité évangélisatrice amène au débat qui se poursuit sur la question délicate des « origines chrétiennes » de la France et de l’Europe. La renommée de Martin, dès la fin du IVsiècle, a fait de lui le premier personnage des Gaules connaissant un tel rayonnement, de surcroît si durable, en particulier du fait des miracles qu’on lui attribuait. Si son activité évangélisatrice en fait un « apôtre des Gaules », son intolérance envers les cultes païens pourrait le rendre suspect dans l’atmosphère sourcilleuse de la cancel culture. Il faut cependant considérer qu’en termes de commémoration, son gabarit historique est celui d’un représentant éminent de l’humilité, de la générosité et de l’altruisme, qui, noms laïques de la charité et de l’amour du prochain, peuvent nourrir de valeurs sûres le présent d’une nation républicaine.

 

À lire :

Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, éd. Jacques Fontaine, Paris, Cerf, « Sources chrétiennes » 133, 134 et 135, 1967-1969. Avec des extraits des Chroniques et des Dialogues : Paris, Cerf, « Trésors du christianisme », 1996, rééd. 2003.

Luce Pietri, La ville de Tours du IVau VIe siècle : naissance d’une cité chrétienne, Rome, Collection de l’Ecole Française de Rome, 1983.

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut