Rosa Bonheur : une éducation saint-simonienne

RETOUR AU DOSSIER

Entretien écrit avec Patricia Bouchenot-Déchin, historienne et romancière, conseillère scientifique chargée de la restauration du parc du château de Rosa Bonheur à By-Thomery


  • Qu’est-ce que le saint-simonisme ?

Il s’agit d’une doctrine socio-économique dont les adeptes, des industriels, des financiers, des hommes politiques, sont les héritiers non pas du duc de Saint-Simon qui a peint le quotidien de la cour de Louis XIV de manière aussi cruelle que savoureuse, mais de l’un de ses descendants parti aux États-Unis pour la guerre d’Indépendance américaine et qui, en se frottant à une réalité sociale autre que celle de la France, va revenir porteur d’idées nouvelles, avancées, généreuses et absolument fondamentales pour l’évolution historique de notre pays.

Persuadés , entre autres que le développement des techniques permettra d’améliorer la condition sociale du plus grand nombre, partisans d’une société plus fraternelle, les saint-simoniens veulent œuvrer pour le progrès de l’humanité. Parmi leurs idées nouvelles, non seulement la femme est l’égale de l’homme, mais elle est là pour relever le genre humain : c’est un discours totalement novateur. Les saint-simoniens mettent véritablement la femme sur un piédestal : de même qu’il y a eu un messie Christ, il faut trouver la nouvelle Eve quitte à aller jusqu’en Égypte. Ils vont proposer, entre autres, à George Sand de l’incarner, ce qu’elle a bien évidemment refusé !

Après la mort de Saint-Simon en 1825, son héritage va tomber dans les mains de deux personnes avec des visions différentes. Le premier, Saint-Amand Bazard, a les pieds sur terre mais ne va malheureusement pas l’emporter, et c’est son condisciple, Prosper Enfantin, qui va transformer le saint-simonisme en une sorte de secte en créant à Paris le « couvent de Ménilmontant », invitant les adeptes à venir s’y installer, comme des moines, au service de cette nouvelle religion.  

  • Dans quel contexte les parents de Rosa Bonheur sont-ils devenus saint-simoniens ?

Rosa Bonheur est née à Bordeaux en 1822. Son père est peintre, sa mère est musicienne. Même si le père est un bon peintre, Bordeaux ne permet pas à cette époque à des artistes de vivre. Il va donc quitter sa famille pour monter à Paris dans l’espoir d’une vie meilleure. C’est là qu’il va rencontrer les saint-simoniens : un choc très important qu’il va partager avec sa femme Sophie à travers des échanges de lettres passionnés avant que sa famille ne le rejoigne. Très vite, l’un et l’autre prennent des responsabilités dans ce mouvement. Malheureusement, le père de Rosa choisit la tendance jusqu’au-boutiste en s’installant au « couvent de Ménilmontant ». Peu d’artistes feront le choix d’abandonner leur art et leur famille pour se mettre entièrement au service de cet idéal. Seuls Raymond Bonheur et Félicien David iront jusqu’à cet extrême. Rosa et sa famille vont payer un lourd tribut.

  • En quoi l’éducation reçue par Rosa est-elle saint-simonienne ?

Rosa Bonheur va suivre pendant quelques années une scolarité commune avec ses frères dans une école de garçons, ce qui est exceptionnel pour son époque. À la maison, elle va vivre l’engagement et l’enthousiasme initial de ses parents, mais aussi les dissentions qui vont naître et l’abandon du père qui prône l’égalité de l’homme et de la femme, mais abandonne sa femme dans des conditions effrayantes ! Mais une ou deux fois par semaine, la famille va au couvent de Ménilmontant retrouver ce père et ces saint-simoniens, pour des célébrations dans leur costume invraisemblable dessiné par  Raymond Bonheur, complètement déconnectés de la vie réelle. Rosa va grandir dans  une pauvreté très digne, mais aussi avec la conviction que la femme est l’égale de l’homme. Quand sa mère meurt très jeune de maladie et d’épuisement, son père revient au foyer pour s’occuper de ses enfants. Il en envoie deux en pension, la troisième chez une nourrice à Bordeaux. Il ne garde que Rosa et essaie de lui faire apprendre différents métiers. Rosa va vite lui faire comprendre qu’elle veut devenir peintre comme lui…

  • On imagine qu’en bon saint-simonien, le père soutient les ambitions de sa fille ?

Père paradoxal, absent et ambitieux pour sa fille, Raymond Bonheur la fait adouber chevalière dans l’ordre des Templiers auquel il appartient. Ce qui est extraordinaire chez lui, c’est que quand Rosa peint ses premières toiles pour les présenter au Salon, elle lui demande sous quel nom elle doit signer. Et il répond : « Sous le mien ». Elle va bien sûr signer sous le sien, en ajoutant les initiales de son père car il est aussi un excellent professeur. À cette époque les femmes ne peuvent pas suivre l’enseignement de l’École des Beaux-Arts. Celui de son père sera la seule formation qu’elle recevra, avec celle du Louvre, où elle copie les plus grands maîtres. Il voulait faire d’elle une Mme Vigée-Lebrun, mais quand, plus tard, elle va reprendre l’École de dessin pour jeunes filles que dirigeait son père, elle proposera à ses élèves de devenir des Léonard de Vinci !

  • Rosa Bonheur a-t-elle conservé des liens avec le Saint-Simonisme ?

Rosa va détester Prosper Enfantin qu’elle tient pour responsable de la mort de sa mère, mais reste très proche avec bon nombre de saint-simoniens. L’écrivain et helléniste Gustave d’Eichthal est un de ses amis proches. Elle gardera des contacts avec les frères Pereire et de nombreux qui ont investi dans le développement des chemins de fer. Malgré ce réseau de relations, elle ne trouvera personne pour véritablement soutenir l’invention d’un nouveau système de freins par son amie Nathalie Micas. Il est vrai qu’elle est femme et n’est pas ingénieur …  Il est intéressant de savoir que lors du fameux déjeuner auquel Rosa a été convié à Fontainebleau en 1864, Napoléon III la prend à sa droite pour parler avec elle du saint-simonisme. De la même manière, quand le président Sadi Carnot viendra à By trente ans plus tard, il s’entretiendra de ce sujet avec elle avant de faire d’elle la première femme officier de la Légion d’honneur, trente après que l’impératrice Eugénie l’ait élevée en tant que chevalier : elle a été la première femme artiste à recevoir un tel honneur.

Le Père Enfantin dans le costume des Saints Simoniens ©WikiCommons/Gallica

 

À lire :

Patricia Bouchenot-Déchin, J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau, Paris, Albin Michel, 2022

Crédits photos :

Illustration de l’article : Portrait de Rosa Bonheur au berceau par Raymond Oscar Bonheur © Mairie de Bordeaux, musée des Beaux-Arts, photo F. Deval ; L. Gauthier

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut