Publication du Mémorial de Sainte-Hélène

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Par Charles-Éloi Vial, docteur en histoire, conservateur à la BnF au Département des Manuscrits


Après sa défaite à Waterloo et son abdication le 22 juin 1815, Napoléon avait pris la route de l’exil accompagné de quelques fidèles. Parmi eux, Emmanuel de Las Cases, ancien émigré, auteur d’un Atlas historique publié en 1802, devenu sous l’Empire conseiller d’État et chambellan, qui partit en compagnie de son fils Emmanuel-Pons, âgé de 15 ans. Napoléon songea à se réfugier aux États-Unis avant de réclamer l’asile à ses adversaires anglais, mais il eut la désagréable surprise de se retrouver exilé à Sainte-Hélène. Afin d’oublier l’ennui de la longue traversée, le vaincu se mit à raconter ses souvenirs à ses proches : « Sire, nous vivrons du passé ! Il a de quoi nous satisfaire. Ne jouissons-nous pas de la vie de César, de celle d’Alexandre ? Nous posséderons mieux, vous vous relirez, Sire ! »

Napoléon Ier dictant ses mémoires 19e siècle ©Wikimedia Commons

Le scribe du vaincu

Débarqué le 17 octobre 1815, Las Cases et son fils prirent en note les Mémoires de l’empereur sur la campagne d’Italie et sur l’Égypte. Cette atmosphère studieuse fut à peine troublée par les disputes avec le général Gourgaud, un autre compagnon d’exil, et par l’arrivée du gouverneur de l’île, Hudson Lowe. Le 25 novembre 1816, ce dernier décida d’expulser Las Cases, convaincu d’avoir tenté d’entretenir des correspondances clandestines avec l’Europe. En réalité, le chambellan a sans doute provoqué sa propre arrestation, cherchant à faire un « coup » éditorial en publiant son journal en France. Napoléon avait pris connaissance du manuscrit, mais il fut désolé de le voir partir.

Las Cases dut pourtant attendre la mort de l’empereur pour récupérer ses papiers confisqué par Hudson Lowe. Dans sa maison de Passy, il s’attela à la rédaction, enjolivant ses entretiens avec Napoléon, ajoutant quelques dictées sur la campagne d’Italie, puisant dans ses souvenirs… et faisant parfois appel à son imagination. Début 1823, la publication des huit volumes du Mémorial de Sainte-Hélène, en in-8 et in-12, fit l’effet d’une bombe, indignant les royalistes tout en enthousiasmant l’opposition libérale : « Les conversations intimes, les causeries de l’homme extraordinaire qui a renversé et établi des Empires […] excitent une vive curiosité, un intérêt puissant. C’est en quelque sorte le prestige de la féérie, le merveilleux des Mille et une nuits », écrit Le Constitutionnel. Sans avoir été le « best-seller » du XIXe siècle, l’ouvrage a connu en deux siècles une vingtaine d’éditions en français, dont certaines illustrées, sans compter les ouvrages de contrefaçon, quelques abrégés et traductions en anglais, allemand, italien, espagnol, suédois ou turc. Sensible aux critiques, l’auteur continua jusqu’à sa mort à corriger son œuvre et à atténuer les passages ciblant des personnages toujours vivants.

Le bréviaire du bonapartisme

Récit au jour le jour, plus célèbre témoignage sur Sainte-Hélène, le Mémorial se lit comme un roman à l’ambiance crépusculaire, conçu pour forger un imaginaire de propagande plutôt que pour dépeindre la réalité de l’Empire. La génération romantique s’enflamma pour cette œuvre prométhéenne où l’empereur se présente comme le défenseur de l’égalité et de la liberté héritées de 1789, ainsi que du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes face à des monarchies obscurantistes, n’ayant mené que des guerres défensives avant d’être injustement trahi en 1814. En présentant sous un jour lumineux un règne marqué par l’arbitraire et les guerres incessantes, Las Cases amplifia la pensée développée par Napoléon durant son éphémère retour au pouvoir de 1815, où il avait mis en place une constitution libérale où le pouvoir exécutif était contrebalancé par deux assemblées législatives. L’ouvrage fournit donc au bonapartisme un arsenal d’idées dont le futur Napoléon III s’inspira pour ses Rêveries politiques (1832) : « On nous parle de combats éternels […], et cependant il serait facile aux souverains de consolider la paix pour toujours […] ; qu’ils consultent les rapports et les mœurs des diverses nations entre elles, qu’ils leur donnent leur nationalité et les institutions qu’elles réclament […]. Alors tous les peuples seront frères, et ils s’embrasseront à la face de la tyrannie détrônée ».

La postérité artistique, littéraire et intellectuelle du Mémorial fut tout aussi féconde : dans Le Rouge et le Noir, Stendhal décrit son héros Julien Sorel, prisonnier du carcan étroit de la société conservatrice de la Restauration, lisant Las Cases avec ferveur. Au début de la Confession d’un enfant du siècle, Musset décrit le mal-être des enfants nés sous l’Empire, exaltés par la « pierre de Sainte-Hélène » s’abattant sur la vieille Europe pour rallumer le souvenir de la libertés. Les artistes s’en inspirèrent, tels Raffet et Charlet, auteurs de nombreuses peintures et gravures. Bien rares furent les historiens qui osèrent aller à l’encontre de cette vision d’un empereur glorieux et libéral. Avec le Mémorial, le vaincu a réussi à imposer sa propre vision de l’histoire, remportant la victoire post-mortem de la mémoire. Il a fallu attendre 2017 et la publication du manuscrit original pour mieux comprendre l’élaboration de l’œuvre et faire enfin du maître-livre de Las Cases une source historique à part entière, non plus une parole intangible, mais un document que l’on peut critiquer et interpréter.

 

  Soldats de la Première République. Denis-Auguste-Marie Raffet vers 1840. Exposé à la Neue Pinakothek de Munich. ©Wikimedia Commons

À lire

Frédéric Bluche, Le Bonapartisme, aux origines de la droite autoritaire, Paris, Nouvelles éditions latines, 1980.

Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène : le manuscrit retrouvé, Paris, Perrin/Fondation Napoléon, 2017.

Thierry Lentz, « Mémorial de Sainte-Hélène (1823) », dans La Fabrique du chef-d’œuvre. Comment naissent les classiques, Paris, Perrin, 2022, p. 175-188.

Charles-Éloi Vial, Napoléon à Sainte-Hélène : l’encre de l’exil, Paris, Perrin/BnF éditions, 2018.

Crédit images

Illustration d’accueil : Napoléon à Sainte-Hélène, Frantisek Xaver Sandmann circa 1820 ©Wikimedia Commons

Illustration du chapô : Le Mémorial de Sainte-Hélène par le Comte de Las Cases, Garnier frères éditeurs, 1893 © Gallica/BNF

Illustration de l’article : Emmanuel de Las Cases, Jean-Marie Bonnassieux, bas-relief en bronze 1863 ©Wikimedia Commons

 

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