Jules Vallès, écrivain engagé dans la Commune

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Article de Caroline Garde-Lebreton, agrégée de lettres modernes, chargée de mission à France Mémoire


Jules Vallès avait seize ans en 1848 et gardera toujours en mémoire les image de la révolte ouvrière et « des vaincus de juin ». Journaliste et écrivain, élu de la Commune, il joua un rôle de premier plan lors des événements de 1871. Dans L’Insurgé, son dernier roman autobiographique, il raconte « sa » Commune de Paris.

Jules Vallès, journaliste et écrivain né en 1832, commence à concevoir le projet d’une grande œuvre romanesque au début de l’année 1875, alors que, condamné à mort par contumace pour sa participation à la Commune de Paris, il se trouve en exil à Londres. L’Enfant puis Le Bachelier seront d’abord publiés en feuilleton sous le titre de Jacques Vingtras. En 1880, la loi d’amnistie des communards lui permet de regagner Paris. Il y mourra en 1885 en laissant inachevé le troisième volume de sa trilogie : L’Insurgé, publié l’année suivante à titre posthume. D’abord tenté d’écrire ses mémoires, Jules Vallès a rédigé un long récit à la première personne, dont le narrateur et personnage principal se nomme Jacques Vingtras. Comme Jules Vallès, Jacques Vingtras connaît une enfance pauvre, subit la violence de ses parents et la tyrannie du collège. L’arrivée du bachelier à Paris est vécue comme une libération : c’est le temps des belles amitiés, des premiers combats politiques ; mais c’est aussi le temps du coup d’État de 1851, de la consternation et de la grande pauvreté. L’Insurgé sera donc le temps de la colère et de la révolte. En faisant de ses souffrances intimes une dénonciation « contre un monde mal fait », en transformant ses aspirations personnelles en combat politique, Jules Vallès réalise une œuvre où se mêlent inextricablement le personnel et le collectif. Rarement écrivain se sera incarné à ce point dans son œuvre et dans son époque.

Au début de L’Insurgé, Jacques Vingtras est devenu maître d’étude dans un collège de province. En renonçant à Paris, il a renoncé à la lutte politique et s’ensommeille dans un confort relatif. Du moins n’a-t-il plus « le teint verdâtre et l’œil creux ; il traîne souvent de l’œuf dans [sa] barbe. » Le réveil de l’écrivain contestataire va se faire en plusieurs étapes : d’abord, c’est une « insurrection » de dortoir. Jacques Vingtras n’y tient pas : il se mêle au chahut des élèves. Le démon de la contestation le reprend lors d’une suppléance : le professeur de rhétorique est absent. Devant les élèves attentifs, Jacques Vingtras fustige le système éducatif. Mis à la porte, le voici de nouveau sur le pavé de Paris. Il trouve un emploi modeste au bureau des naissances de la mairie du XVème arrondissement. L’enterrement d’Henry Murger, auteur des Scènes de la vie de bohême, le consterne : « Je suis revenu songeur, et soudain j’ai senti dans mes entrailles un tressaillement de colère. […] C’était mon livre, le fils de ma souffrance, qui avait donné signe de vie devant le cercueil du bohème enseveli en grande pompe et glorifié au cimetière, après une vie sans honneur et une agonie sans sérénité. » Cet enfant-livre verra le jour quelques pages plus loin : ce sera un enfant qui hurle et qui « mord ».

Mais l’expérience qui marque véritablement la renaissance du militant politique est une conférence littéraire que Vingtras doit faire. La parole l’emporte, réalisant avant le mot de Sartre la métamorphose de la « plume » en « épée ». Pour raconter la conférence de Vingtras, Vallès file la métaphore guerrière : « il me paraît que [mes phrases] frappent juste et luisent clair. Mais elles ne sont point barbelées de haine. Ce n’est point la générale, c’est la charge que je bats ». Vingtras jouit de la réaction du public, « éprouve une joie presque charnelle ». Renvoyé de la mairie pour ses prises de position anti-gouvernementales, Vingtras devient journaliste. Il fondera donc La Rue, comme le fit Vallès dans la vraie vie, puis Le Cri du peuple. « J’ai engagé la lutte », raconte-t-il. Malgré le succès de son enfant-livre, Vingtras préférera toujours l’écriture journalistique pour son immédiateté, et la possibilité qu’elle offre d’être en prise directe avec les destinataires. Sa participation à la rédaction de l’affiche rouge du 6 janvier au cours d’une nuit de « transes », puis l’éditorial du Cri du peuple du 28 mars, lui valent des expériences intenses de ce rapport à l’écriture. Avec ses ellipses, son présent de narration, ses points d’exclamations, ses phrases qui semblent toujours puiser à la source des émotions, le génie de Jules Vallès romancier découle directement de sa vocation profonde pour le journalisme. 

Conscient que le langage est une arme et que les mots « flamboient », Vingtras met son talent d’orateur au service de la cause révolutionnaire. Mais il en perçoit également les limites et souffre d’être « un déclamateur » : « J’ai perdu, avec l’ardeur de la foi jacobine, le romantisme virulent de jadis […] je n’ai pas encore la charpente d’un socialiste fort, et je n’ai plus l’étoffe d’un orateur de borne, d’un Danton de faubourg – c’est moi-même qui ai déchiré ce chiffon-là ! ce n’est pas décadence, c’est conversion ; ce n’est pas faiblesse, c’est mépris. » En maniant « le nerf de bœuf de l’éloquence tribunitienne », il lui semble renoncer à la vérité. Mal à l’aise dans son rôle de tribun, Vingtras-Vallès l’est également dans son rôle de chef, hanté sans cesse par le risque de n’être plus sincère, tourmenté par sa légitimité de « sachant » dans un monde d’ouvriers, se trouvant parfois bien incompétent  : « Est-ce que ça sait quelque chose, un éduqué » ? » Ce sentiment culmine lors de la « Semaine sanglante », au cours de laquelle Vingtras observe le surgissement des barricades, admiratif et impuissant.

La conviction profonde qu’une insurrection spontanée est possible, unanime et sans chef, est liée sans doute à cet inconfort permanent, à cette difficulté à se sentir à la « bonne » place. La journée insurrectionnelle du 18 mars et les élections municipales du 26 mars comblent ses attentes et le plongent dans un état de bonheur si intense qu’il en devient presque douloureux, tant il porte en lui-même la menace de la chute : « Oh ! Il faudrait que la mort vînt me prendre, qu’une balle me tuât dans cet épanouissement de la résurrection ! » Deux chapitres entiers sont consacrés aux incendies et aux exécutions de la Commune lors de la « Semaine sanglante ». Bouleversé par le doute, Jacques Vingtras se réfugie dans le silence et l’immobilité d’un cabinet de lecture pour tenter de juger, en son âme et conscience, si sa réserve est justice ou lâcheté. En 1885, Jules Vallès prête au Vingtras de 1871 ces mots en forme d’épitaphe : « Je suis en paix avec moi-même. Je sais, maintenant, à force d’y avoir pensé dans le silence, l’œil fixé sur le poteau de Satory – notre crucifix à nous ! – je sais que les fureurs des foules sont crimes d’honnêtes gens, et je ne suis plus inquiet pour ma mémoire, enfumée et encaillottée de sang. Elle sera lavée par le temps, et mon nom restera affiché dans l’atelier des guerres sociales comme celui d’un ouvrier qui ne fut pas fainéant. »

Socialement réfractaire, Jules Vallès est « en marge » jusque dans ses engagements, dans une quête permanente de vérité et de justice entre la réflexion et l’action, l’idée et le discours, la réalité et les idéaux. Utopie ? Leurre ? Rêve inutile ? Peu importe. Jules Vallès nous rappelle, infatigablement, la nécessité de questionner la place et la responsabilité du « sachant » dans notre société.

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