Montesquieu publie les Lettres persanes

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Par Catherine Volpilhac-Auger, Professeur émérite de littérature française ENS de Lyon, IHRIM (UMR 5317) Université de Lyon Directrice des Œuvres complètes de Montesquieu


Avec les Lettres persanes de Montesquieu s’ouvre en 1721 le temps des Lumières : esprit critique, combat contre des institutions sclérosées et des modes de pensée archaïques, refus d’une autorité absolue – tout y est déjà. Pourtant, rien ne destinait à un tel coup d’éclat ce notable de Bordeaux, qui a hérité de grands biens, dont l’imposant château de La Brède, et d’une charge au parlement qui en a fait un juge ; rien, sauf le refus de tous les préjugés et le souci de comprendre en profondeur les sociétés humaines – ce qui le conduira en 1748 à publier L’Esprit des lois, véritable fondement des démocraties modernes.

Entre ces deux œuvres que tout semble opposer, tant la seconde constitue une somme alors que la première se donne l’air désinvolte, se manifeste une continuité : celle des thèmes et des idées, et surtout la conviction commune que les gouvernements doivent avoir pour objet le bonheur des individus, et que la philosophie passe par le plaisir de la lecture. C’est pour cela que les Lettres persanes, publiées sous l’anonymat en mai 1721 à Amsterdam et aussitôt interdites en France, ont connu depuis cette date un immense succès.

Le regard acéré de Montesquieu sur les travers de son époque et de la société

Louis XIV est mort en 1715, et la Régence fait désormais souffler un vent de liberté mais aussi d’inquiétude, tandis que la société française peine à se remettre des guerres qui ont épuisé les finances du royaume, puis de l’éclatement d’une énorme bulle spéculative (le « système » de Law). Que va devenir la France, où l’on aspire à un monde nouveau mais où demeurent des institutions anciennes, qui en assurent la stabilité tout autant que l’immobilité ? La religion catholique s’impose partout, réglant les mœurs, dictant les conduites, punissant sans pitié tout ce qui ose s’écarter de ses dogmes ; dans les Lettres persanes, elle apparaît d’emblée comme le principal obstacle aux valeurs essentielles qui définiront le siècle qui s’ouvre : la raison et la liberté, la liberté par la raison.

Rien ne peut ni ne doit échapper à l’arme principale de Montesquieu : le rire, qui pulvérise les prétentions du pape ou du roi, des nobles imbus de leur origine comme des bourgeois enrichis, car il sait railler les ridicules de Français vaniteux et avides de modes nouvelles, ou encore les fausses sciences, en un mot toutes les illusions que se crée l’esprit humain pour se donner l’idée de sa grandeur. Rien n’est épargné, la dévotion absurde des chrétiens qui dégénère en superstition, mais aussi la faiblesse des musulmans insensibles à la raison, dont Descartes a énoncé les premiers principes. Le pouvoir politique, despotique en Asie, absolu en France, n’a guère de fondement mieux assuré ; quand il entend dominer les consciences, imposer une religion plutôt qu’une autre, Montesquieu ne peut l’admettre, lui qui a épousé une protestante ; quand il prétend au nom de Dieu interdire l’ultime liberté de l’homme, le droit au suicide, il va jusqu’au bout de sa logique : il montre qu’il méprise la personne humaine.

Le ton n’est plus alors à la dérision, mais à une interrogation grave sur les droits de l’humanité ; l’angoisse se fait jour quand est en jeu l’avenir des sociétés, avec les ravages dus au Système, la France écrasée d’impôts pour le bonheur de quelques-uns, le monde menacé par des armes terribles ou voué à la stérilité par des institutions et des guerres absurdes. Mais bientôt revient l’allégresse, avec une évocation fantaisiste de l’Espagne ou un portrait satirique – car les Lettres persanes ne cessent de surprendre leur lecteur.

La transposition et la transmission des idées par des allégories

Les doutes et les moqueries s’incarnent en deux figures, Usbek et Rica, venus de Perse pour découvrir un monde étranger ; leur regard faussement naïf se pose sur une société qu’ils décrivent avec leurs propres mots, dans les lettres qu’ils adressent à divers correspondants ; comme ils en ignorent les codes et les habitudes, ils en révèlent l’artifice, dénonçant ainsi l’arbitraire des conventions. Mais Usbek, qui a découvert en Europe la liberté de pensée, est aussi le maître despotique d’un « sérail » (harem) où sont enfermées ses femmes, qu’il maintient sous la férule des eunuques : au fil des lettres qu’elles envoient à Usbek, elles apparaissent comme les victimes, parfois consentantes, d’une oppression impitoyable. En se suicidant, son épouse Roxane revendique hautement, sites de paris sportifs russes dans la dernière des cent cinquante lettres (cent soixante et une dans l’édition posthume de 1758), ce droit à une liberté qu’Usbek, lui-même prisonnier d’un système social, religieux et politique, lui a refusée.

 « Mais comment peut-on être Persan ? » Trois siècles après, la formule la plus célèbre des Lettres persanes garde la même vigueur, contre tous ceux qui croient être au centre du monde et ne s’interrogent pas sur eux-mêmes. Pourra-t-on dire un jour : « mais comment peut-on ne pas être Persan ? » ?

À lire :

Lettres persanes, Jean Starobinski éd., Paris, Gallimard, « Folio Classiques », 2006

Lettres persanes, Société Montesquieu, ENS de Lyon, IHRIM, 2019 (édition conforme à l’édition originale de 1721), en ligne sur le site Montesquieu, Bibliothèque & éditions [ http://montesquieu.huma-num.fr ]

Catherine Volpilhac-Auger, Montesquieu, Paris, Gallimard, « Folio Biographies », 2017

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