Monsieur Louisy Mathieu, par Alexandre Dumas

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Alexandre Dumas, au faîte de la célébrité littéraire en 1848, veut se lancer dans la vie politique. Il fonde en une revue politique, Le Mois, qu’il rédige lui-même et se présente aux élections législatives dans plusieurs départements ainsi qu’en Martinique. En vain. Étant lui-même descendant d’esclaves noirs, il s’intéresse à Louisy Mathieu dont il donne ce portrait dans Le Mois (numéro du 1er mars 1849, p. 75-76). En raison de la célébrité de son auteur, mais aussi du travail de contextualisation et de distanciation qu’il nécessite, y compris dans le vocabulaire utilisé, ce texte peut être utilisé comme document dans un cadre scolaire, notamment pour un cours d’histoire.

Un jeune noir d’une stature colossale, deux yeux ardents qui étincelaient dans l’ombre comme des diamants, et une double rangée de dents blanches qu’on entrevoyait jusque dans les ténèbres : voilà le Bug-Jargal (1) de M. Victor Hugo. Voilà aussi, trait pour trait, l’un des représentants que les électeurs de la Martinique (sic) ont envoyé siéger à l’Assemblée nationale. M. Louisy Mathieu n’est pas un nègre né en Guinée, dans une tribu libre ; c’est un noir créole, fils de créoles qui ont successivement ouvert les yeux sous le régime de la loi française. Les siens étaient esclaves. Grâce au progrès du temps et à de patientes économies, Opprime, son père, a pu réunir un pécule suffisant pour racheter sa liberté. Fils d’esclave, Louisy Mathieu s’est trouvé ainsi citoyen libre. Il a eu quelque chose de plus qu’un instruction vulgaire. Il sait lire, écrire et parler très correctement ; il tourne même de petits vers dans le goût de Dorat (2). Les nègres de la colonie l’ont préféré à tout autre candidat, précisément parce qu’il portait en lui ce petit bagage de connaissances littéraires. Dans les clubs en plein vent qui ont suivi la proclamation de la République, il parlait aussi avec énergie de l’émancipation de la race africaine ; mais, en même temps, il insistait sur le devoir où l’on est de ne sortir de l’esclavage qu’à pas lents et mesurés. Ces discours lui ont valu 12,000 suffrages.

            Le jour où M. Louisy Mathieu a fait son entrée dans le palais législatif, tous les yeux se sont tournés de son côté. Jamais pareil spectacle ne s’était vu dans une assemblée européenne. La philanthropique Angleterre elle-même, qui a donné la première le signal de l’affranchissement des esclaves, n’oserait pas rompre avec les vieux préjugés de la couleur, au point d’admettre des nègres dans ses assemblées délibérantes. Ce fait, si nouveau, n’a pu échapper à personne, au représentant noir moins qu’à tout autre. Assis entre M. Pory-Papy, avocat mulâtre, et le citoyen Perrinon, ancien gouverneur de la Martinique, il a participé à tous les votes de la majorité républicaine, et il s’est même faufilé plus d’une fois parmi les tirailleurs toujours trop hâtifs de la Montagne. Lors de la révision de la Constitution, à propos du mode électoral à suivre dans les colonies, il est monté à la tribune, et a remercié en termes touchants cette révolution de Février qui adoptait tant d’enfants autrefois déshérités. « Citoyens représentants, soyez bénis au nom de la grande famille humaine, disait-il, en levant les mains vers le ciel. Croyez bien que cet acte vous sera compté là-haut, devant le trône céleste, en présence duquel il n’y a pas de couleur. »

            Si le représentant affranchi est, dans toute la force du mot, l’expression de la démocratie noire, il ne laisse pas cependant de s’abandonner à des tendances aristocratiques. Les banquets de la Montagne, où il s’assied aux premières places, ne sont pas ses seuls exploits. On vous racontera à voix basse, entre deux portes, qu’il a de temps et temps ses entrées dans certains boudoirs imprégnés d’ambre et de benjoin. On l’a aperçu plus d’une fois aux stalles du Théâtre de la Nation, qu’il fréquente de préférence les jours de ballet. Les seuls salons politiques où il n’ait pas encore mis les pieds sont ceux de l’Élysée. Plusieurs invitations pressantes lui ont été pourtant adressées ; mais dans sa rudesse africaine il a craint, non sans raison, d’être pour les habitués du palais plutôt un objet de curiosité qu’un invité, comme ses collègues de la représentation nationale.

            En tout cas, il s’habille avec une recherche pleine de bon goût, que rechausse encore l’élégance de sa taille. Le nœud de sa cravate est irréprochable. Un merveilleux des boulevards n’a pas de linge plus fin ni plus blanc. Ceux de sa race se sont toujours montrés amoureux de brimborions (3). Beaucoup d’entre eux se couvrent, de la tête aux pieds, de chaînes et de breloques. Le citoyen Louisy Mathieu se borne à porter une petite bague d’or à l’annulaire de la main droite. A cette bague est annexé un chaton sur lequel on a gravé cette légende : Louisy Mathieu, fils d’Opprime, ancien esclave, représentant du peuple. Il s’en sert en guise de cachet pour sceller ses lettres ; c’est un blason tout comme un autre.

(1) Bug-Jargal est le tout premier roman de Victor Hugo, paru en 1826. Le héros est un esclave noir dans le contexte de la révolte de Saint-Domingue en 1791.

(2) Jean Dorat, poète et humaniste de la Renaissance française, ami de Ronsard et de Du Bellay.

(3) Brimborion : petit objet sans valeur

Crédits images

 Louisy Mathieu, représentant du peuple (Guadeloupe). Lithographie d’Alexandre Collette.vers 1848 © Wikimedia Commons. 

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