Les quatre recueils romains : une aventure poétique à Rome

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Article de François Roudaut, professeur de littérature française à l’université Paul-Valéry Montpellier III


Revenu à Paris à l’automne de l’année 1557, Du Bellay publie ses quatre « recueils romains » (Les Regrets, les Antiquités de Rome, le Songe et les Poemata, en latin). Rome y occupe le premier plan.

Rome, ce « cadavre déchiqueté »

Plus que le miroir où viennent pour ainsi dire se condenser tous les vices (la ville est un « cloaque immonde », s. 109), Rome est le lieu du retour de la confusion originelle : « Bref, je dirai qu’ici, comme en ce vieil Chaos, / Se trouve, Peletier, confusément enclos / Tout ce qu’on voit de bien et de mal en ce monde » (Regrets, s. 78). S’opposant au lieu clos qu’est l’Anjou, Rome est moins la représentation tangible d’un passé grandiose que l’exposition de ruines ouvertes (« des théâtres en rond ouverts de tous côtés », s. 181) : de nombreux édifices continuent d’être pillés (s. 107). Rome est désormais, comme le dit Georg Fabritius (Roma, 1550) un « cadavre déchiqueté » en quatre principales régions (s. 80) : le Vatican ; la ville haute où réside la noblesse et le haut-clergé ; la ville basse soumise aux inondations du Tibre ; les quelques ruines visibles marquant les lieux antiques. Du Bellay décèle quatre mondes à Rome : la religion, la prostitution (sexualité), les ruines (mort) et la banque (argent).

Une nouvelle Babylone

« Rome est de tout le monde un public échafaud » (s. 82) : une scène sur laquelle règne l’hypocrisie des courtisans, et où l’on voit le renversement des valeurs (le carnaval, s. 120, en est une des images). Ce n’est plus la conservation qui est érigée en règle, mais la mobilité : celle de l’argent, des femmes (nombreux sonnets sur les courtisanes), des positions sociales, qui entraînent la corruption (marquée en particulier par le népotisme : s. 102, 113). Les vertus chevaleresques (comme l’honneur : s. 79) ont disparu, au profit de la subtilité (s. 72). Le temps n’a plus pour fonction de préparer à la vie éternelle mais de faire des affaires. Ainsi se développe, à la suite de celle de saint Augustin (La Cité de Dieu, II, 21), une vision de l’histoire. La décadence de la Rome antique avait pour cause la dégradation des mœurs de ses habitants : la Rome des papes, en laquelle revit la Grande Prostituée de Babylone dont parle l’Apocalypse, recommence cette erreur, et ajoute à la vanité le grotesque. À celle que l’on appelait « tête du monde » (caput mundi), doit succéder Paris, car désormais « Rome n’est plus dans Rome » (pour reprendre ce que fait dire Corneille à son héros Sertorius) : le transfert du pouvoir et de la culture, dont parle le Songe de Daniel (II, 37-47) et que l’on trouve évoqué par Du Bellay dans Les Antiquités (s. XXIX), a désormais eu lieu, grâce en particulier à celle qui est vue comme la nouvelle Athéna, Marguerite, la sœur du roi Henri II.

« Or sommes-nous […] rendus au port, à seureté. » (Défense et illustration…)

À l’instar du poète latin Horace dans une de ses satires (II, 6), Du Bellay est à Rome le jouet des autres : il n’y a pas de lieu et de moment pour un ressaisissement de soi. Son existence est une indéfinie énumération de « passetemps » (s. 84). Retourner au « petit village » (s. 31), c’est accéder à « la vraie vertu, qui seule est immortelle » (s. 27). Ce choix moral conduira à la gloire littéraire, celles des personnes louées dans la dernière partie des Regrets aussi bien que celle du poète. Une fois le recueil achevé, Du Bellay, dans un mouvement inversement parallèle à celui qu’a connu Rome – « ce tout […] réduit en un rien » (s. 107) par le Ciel –, pourra demander au roi de transformer ce « rien » qu’est le poète en « quelque chose » (s. 191). Car ce n’est plus Rome qui fait les poètes, mais Paris. On peut y voir une inversion de l’aventure du poète latin Ovide quittant Rome sur l’ordre de l’empereur Auguste pour aller habiter une bourgade aux confins de l’Empire, sur les bords de la mer Noire, et ne plus jamais revenir au centre de la civilisation ; Du Bellay part de son plein gré pour Rome, où il demeurera quelques années, sans errer (il n’est pas Ulysse). Ovide oublie peu à peu le latin au profit de la barbare langue gète, tandis que Du Bellay se met à écrire des poèmes dans la langue du poète latin. S’il faut « marche[r] courageusement vers cette superbe cité romaine » (La Défense et Illustration de la langue française, conclusion), c’est parce qu’une nouvelle littérature impose ce voyage, qui sera long : « Mais, ô bon Dieu, combien de mer nous reste encore, avant que soyons parvenus au port ! Combien le terme de notre course est encore loin ! » (La Défense […], II, 12). Pour habiter Paris en poète, il est nécessaire d’être passé par Rome.

 

À lire :

Les Regrets, suivis des Antiquités de Rome et du Songe, éd. F. Roudaut, Paris, Le Livre de Poche, coll. “Classiques”, 2002

C. Imbert, Rome n’est plus dans Rome, Paris, Classiques Garnier, coll. « Bibliothèque de la Renaissance », 2011

F. Roudaut, Sur le sonnet 31 des Regrets: éléments d’histoire des idées à la Renaissance, Paris, Classiques Garnier, coll. « Études et essais sur la renaissance », 2014

 

Crédits photos :

Illustration de l’article : Pellegrino Tibaldi, Ulysse sauvé par la nymphe Leucothée, fresque, 1549-1554, Bologne, Palazzo Poggi. 

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