Les Halles de Victor Baltard vues par Emile Zola

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Extrait du Ventre de Paris d'Emile Zola


Florent, en tournant la tête, aperçut, de l’autre côté de ses choux, un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la tête sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche, il reconnut un enfant d’une dizaine d’années, assoupi avec un sourire d’ange, dans le creux de deux montagnes de chicorées. Et, au ras du trottoir, il n’y avait encore de bien éveillé que les lanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d’un saut le sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas, attendant le jour. Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant sur leurs façades les mille raies de flammes de persiennes continues et sans fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le jaunissement du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes. Il tourna la tête, fâché d’ignorer où il était, inquiété par cette vision colossale et fragile ; et, comme il levait les yeux, il aperçut le cadran lumineux de Saint-Eustache, avec la masse grise de l’église. Cela l’étonna profondément. Il était à la pointe Saint-Eustache.

Cependant, Mme François était revenue. Elle discutait violemment avec un homme qui portait un sac sur l’épaule, et qui voulait lui payer ses carottes un sou la botte.

— Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, Lacaille… Vous les revendez quatre et cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non… À deux sous, si vous voulez.

Et, comme l’homme s’en allait :

— Les gens croient que ça pousse tout seul, vraiment… Il peut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille… Vous verrez qu’il reviendra.

Elle s’adressait à Florent. Puis, s’asseyant près de lui :

— Dites donc, s’il y a longtemps que vous êtes absent de Paris, vous ne connaissez peut-être pas les nouvelles Halles ? Voici cinq ans au plus que c’est bâti… Là, tenez, le pavillon qui est à côté de nous, c’est le pavillon aux fruits et aux fleurs ; plus loin, la marée, la volaille, et, derrière, les gros légumes, le beurre, le fromage… Il y a six pavillons, de ce côté-là ; puis, de l’autre côté, en face, il y en a encore quatre : la viande, la triperie, la Vallée… C’est très grand, mais il y fait rudement froid, l’hiver. On dit qu’on bâtira encore deux pavillons, en démolissant les maisons, autour de la Halle au blé. Est-ce que vous connaissiez tout ça ?

— Non, répondit Florent. J’étais à l’étranger… Et cette grande rue, celle qui est devant nous, comment la nomme-t-on ?

— C’est une rue nouvelle, la rue du Pont-Neuf, qui part de la Seine et qui arrive jusqu’ici, à la rue Montmartre et à la rue Montorgueil… S’il avait fait jour, vous vous seriez tout de suite reconnu.

Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets.

— C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elle amicalement.

Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. C’était là qu’une bande de sergents de ville l’avait pris, dans la nuit du 4 décembre.

Extrait du Ventre de Paris, in Les Rougon-Macquart, Emile Zola, Edition de la Pléiade, 1960, Bruges. p.609-610.

À lire

HAMON, Philippe. Le Ventre de Paris d’Émile Zola In : Les Halles : Images d’un quartier 

Crédits illustration

Les Halles, tableau de Léon Augustin Lhermitte  en 1895 © Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

 

 

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