L’abbé Suger, serviteur de « l’État » capétien

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Article de Dominique Barthélemy, historien, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres


Par sa fonction d’abbé de Saint-Denis, Suger était nécessairement appelé à siéger au conseil du roi. Mais son rôle politique n’aurait pas été aussi important s’il n’avait bénéficié de la confiance particulière du roi Louis VI pour qui il fut, plus qu’un ministre officiel, un ambassadeur et un conseiller privé. Il ne bénéficia pas de la même faveur auprès de Louis VII et de son épouse Aliénor d’Aquitaine, mais fut chargé du gouvernement durant leur absence pour croisade, et fit alors merveille tant dans la gestion du domaine royal que dans le maintien de la paix du royaume.

Suger, abbé de Saint-Denis de 1122 à 1151, est habituellement présenté comme le principal « ministre » de Louis VI le Gros (1108-1137) avec une influence conservée sur son fils Louis VII le Jeune à ses débuts. Cette réputation est largement justifiée. Il ne faut que reconnaître certaines limites du crédit de Suger, et remarquer que les évaluations, toutes dithyrambiques, de son rôle politique, émanent toutes de lui-même ou de ses thuriféraires.

Suger, ambassadeur et conseiller de Louis VI le Gros

De Louis VI son ami d’enfance, Suger a été en effet l’un des conseillers écoutés, mais dans le cadre d’une sphère gouvernementale informelle, comme de juste en ce temps : évitons donc le mot de « ministre ». Il accomplit des missions diplomatiques, représente Louis VI auprès du pape dont il le rapproche, s’efforce d’apaiser les tensions avec le roi-duc anglo-normand Henri Beau Clerc. D’autre part passer par lui, en se plaçant sous son patronage, est l’un des meilleurs moyens de faire parvenir à l’oreille du roi une plainte ou une requête en justice. On lui reconnaît cependant une véritable équité, et il se fait une haute idée de la justice du roi : sa Vie de Louis le Gros rédigée vers 1144 fait reconnaître en elle une des formes de la justice de Dieu, protectrice des églises et des pauvres, sans pour autant dénier leur droit aux chevaliers. Suger renforce enfin de manière décisive le lien moral et symbolique entre son abbaye de Saint-Denis et la monarchie capétienne, pour leur prestige à toutes deux. Son influence sur la royauté n’en est pas moins à éclipses, limitée par celle de conseillers incarnant des « lignes « différentes de la sienne, plus belliqueuses, tels les frères de Garlande et le comte Raoul de Vermandois.

La deuxième croisade et la « régence » de Suger

Le jeune Louis VII respecte Suger mais ne l’aime pas (comme s’il représentait pour lui une autorité paternelle encombrante). Suger ne peut empêcher Louis VII de guerroyer contre le comte Thibaud de Champagne en 1142-3, puisque la reine Aliénor d’Aquitaine le veut. Mais il parvient, de concert avec saint Bernard de Clairvaux (qui ne tarit pas d’éloges sur lui), à réconcilier le roi et le comte. Il désapprouve aussi le départ de Louis VII à la deuxième croisade (qui ne sera pas un succès) et il hésite à accepter le gouvernement du royaume en son absence (une « régence » sans le mot), auquel l’a désigné le 18 février 1147, de pair avec le comte de Nevers, une assemblée de prélats et de vassaux réunie à Étampes. Il accepte du fait que le pape Eugène III le désigne à son tour, aux côtés de l’archevêque de Reims, pour exercer en son nom la bonne garde que l’Église doit aux biens de tout croisé.

Dès lors, de l’été 1147 à l’automne 1149, éclipsant les autres « régents », c’est Suger qui exerce l’autorité royale en France : il administre le domaine, levant et envoyant des subsides à Louis VII, il exerce les droits du roi sur les églises et il maintient la paix dans le royaume, avec l’aide d’évêques et de comtes. Ses qualités de négociateur, sa fermeté sur le fond accompagnée de ménagements dans la forme font merveille, nous assure-t-on, face aux perturbateurs de haut rang, en particulier face au comte Robert de Dreux, frère cadet du roi, revenu avant lui de la croisade. C’est là, selon l’heureuse expression de Michel Bur, le « couronnement d’une vie », le moment fort de son rôle politique.

Suger et la Couronne

Suger se pense et se déclare au service de « la Couronne », première étape d’une conception de l’État transcendant la personne royale. Il se représente encore cette couronne de manière très concrète. Les barons sont comme les joyaux qui la sertissent : ils assistent et relaient le roi. Suger, ami de la paix, n’a aucunement le projet d’un agrandissement conquérant du domaine royal comme le réalisera bientôt Philippe Auguste (1180-1223). Pour autant il ne souhaite pas que Louis VII, en se séparant de la reine Aliénor, perde le contrôle du duché d’Aquitaine : il s’y oppose jusqu’à son dernier souffle. Malheureusement ses talents de médiateur ne vont pas jusqu’à lui permettre de ramener la paix dans ce couple en crise et, peu après sa mort, Louis VII obtient l’annulation de son mariage et perd l’Aquitaine : il se trouve bientôt, à la fois de ce fait et par une certaine malchance, en face d’un grand vassal, Henri Plantagenet, qui dispose en France de territoires bien plus étendus que le domaine royal et qui est aussi roi d’Angleterre. De cette passe dangereuse, la monarchie capétienne se sortira tout de même, car elle dispose de plusieurs atouts et notamment de ceux que l’abbé Suger lui a permis de conserver ou d’acquérir.

À lire :

Dominique Barthélemy, Nouvelle Histoire des Capétiens (978-1214), Paris, Le Seuil, coll. « L’Univers historique », 2012, 384 p.

 

Crédits photos :

Illustration de l’article : L’Abbé Suger, gravure publiée dans Les hommes illustres et grands capitaines françois qui sont peints dans la galerie du Palais Royal. Ensemble un abrégé de leurs vies & actions memorables de Marc de Vulson de La Colombière. 1690. Dessin et graveur : Zacharie Heinse et François Bignon © WikiCommons 

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