L’abbatiale de Saint-Denis et les débuts de l’architecture gothique

RETOUR AU DOSSIER

Article de Arnaud Timbert, professeur d’Histoire de l’art du Moyen Âge à l’université de Picardie Jules Verne, professeur associé de l’université polytechnique de Turin (département d’architecture et de Design), membre du Laboratoire TrAme UR4284


Dans la première moitié du XIIe siècle, plusieurs innovations techniques font évoluer l’architecture, en particulier celle des édifices religieux. Parmi ces innovations la voute d’ogives – caractéristique d’une architecture qui ne sera qualifiée de « gothique » qu’à la Renaissance –, permet d’alléger les structures porteuses, d’élever la hauteur des bâtiments et d’agrandir les ouvertures pour faire entrer la lumière. Lorsque Suger entreprend la rénovation de l’abbatiale de Saint-Denis à partir de 1135, il s’empare résolument de ces nouveautés et compose subtilement avec des éléments d’architecture traditionnels pour harmoniser l’ensemble, faisant de l’église de Saint-Denis un des premiers chefs-d’œuvre de l’art gothique, mais également un exceptionnel recueil d’architecture médiévale.

*Pour les termes techniques signalés par un astérisque, se reporter au glossaire illustré en bas de page.

Entre 1130 et 1140, l’abbé Suger (1122-1151) choisit de greffer sur la nef carolingienne de son abbatiale un massif de façade* voûté d’ogives* et structuré par des arcs brisés*. Puis, entre 1140 et 1144, il érigea un chevet* vite perçu comme la proposition aboutie d’une synthèse des moyens – technique, plastique, graphique – à disposition des bâtisseurs.

Basilique de Saint-Denis. Massif de façade. Photographe : Stephen Murray. Image Courtesy of the Mapping Gothic Project, Media Center for Art History. © The Trustees of Columbia University

À bien des égards ces deux réalisations ne sont pas « révolutionnaires ». Le parti du massif de façade à deux tours s’inscrit dans une tradition déjà ancienne tandis que les lieux décloisonnés du chevet (chapelles, déambulatoire* et haut vaisseau*) reproduisent un espace d’inspiration paléochrétienne. La nouveauté de Saint-Denis est plutôt dans la formulation graphique et le principe de compilation qui président à sa fabrique.

Un recours sans partage à l’ogive

En recourant au seul usage de l’ogive dans le massif de façade le maître d’œuvre a rompu avec un emploi diversifié des modes de couvrement (voûte d’arêtes*, voûte en cul-de-four*, voûte en berceau*) qui distinguaient chacune des parties comme, dans les mêmes années, le proposaient encore les concepteurs de la cathédrale de Sens ou de l’avant-nef de Cluny III.

Doc.1 : Voûte d’arêtes, vue du dessus, obtenue à l’intersection de deux voûtes en berceau.
Doc.2 : Voûte sur croisée d’ogives, vue du dessus, obtenue à l’intersection de deux voûtes en ogives.

Le recours sans partage à l’ogive uniformisa donc subitement l’architecture et inaugura une nouvelle page de l’histoire du goût. La nécessité de repères visuels resta néanmoins inchangée. C’est pourquoi les ogives du haut vaisseau du massif de façade, reçues par des chapiteaux* implantés à 45°, présentent un profil en amande entre deux tores séparés par des gorges* tandis que les ogives des bas-côtés, sur des corbeilles* disposées orthogonalement, sont à tore entre deux tores*. Enfin, entre les bas-côtés, le haut-vaisseau et leurs travées sont lancés des arcs brisés aux profils différenciés. Grâce à ce potentiel graphique des ogives et des arcs, des transitions subtiles et des césures habiles furent créées dissociant et caractérisant chaque lieu (locus) sans briser l’unité de l’ensemble (spatium). Une culture visuelle fondée sur les mêmes principes se développa à la même période dans le massif de façade de la prieurale de Saint-Leu-d’Esserent avant de s’épanouir, durant les décennies suivantes, dans des monuments tels que les cathédrales de Senlis et de Noyon.  

Au-dessus de la crypte d’inspiration « romane », un chevet lumineux et aérien

Mais peut-être que la proposition d’un emploi du seul voûtement d’ogives et de l’arc brisé parut trop ambitieux, trop novateur. À tout le moins c’est ce que pourrait suggérer le parti de la crypte* et du niveau supérieur du chevet de Saint-Denis.

Crypte de la basilique de Saint-Denis. Photographe : Andrew Tallon. Image Courtesy of the Mapping Gothic Project, Media Center for Art History. © The Trustees of Columbia University

La crypte tout d’abord. Elle est composée de sept chapelles rayonnantes contiguës desservies par un déambulatoire lui-même délimité par des colonnes. La voûte d’arêtes et l’arc en plein cintre y sont employés de manière quasi exclusive. Les piles intermédiaires aux chapelles sont constituées de pilastres* et de colonnes polygonales tandis que les fenêtres des chapelles, en plein cintre, sont circonscrites par des arcs formerets* de même tracé reçus par des colonnes appareillées. Enfin, les vitraux, implantés à l’aplomb du mur extérieur, mettent en valeur l’épaisseur du mur. Cette crypte, aux supports monumentaux, aux lignes sèches et à la lumière réservée, impose un contraste presque violent avec les parties supérieures.

Chevet de la basilique de Saint-Denis. Photographe : Stephen Murray. Image Courtesy of the Mapping Gothic Project, Media Center for Art History. © The Trustees of Columbia University

Ici, l’arc brisé est généralisé (fenêtres, arcs formerets* et doubleaux*), l’emploi de la voûte d’ogives est exclusif, les supports appareillés sont supplantés par des colonnes monolithes, les murs intermédiaires des chapelles sont élidés et, enfin, des vitraux monumentaux dématérialisent l’ensemble. Il en résulte une architecture légère, une écriture élancée et une fusion totale des lieux au profit d’un espace homogénéisé par une lumière profuse.

Le support monolithique, trait d’union entre la nef carolingienne et les apports modernes

Le caractère novateur des chapelles hautes du chevet est ainsi pondéré par une crypte dont le parti renvoi à de vieilles formules. Dans le même ordre, le recours au support monolithique met le sanctuaire en harmonie avec la nef carolingienne tout en magnifiant son inscription dans la continuité historique. C’est en cela que le chevet de Suger est efficace. Il offre un compendieux recueil de formules anciennes (voûte d’arêtes, arc en plein cintre, support appareillé, mur épais, colonne monolithe), dont l’autorité, de nature historiciste, autorise un geste créatif (voûte d’ogives, arc-brisé, élision des murs des chapelles) au profit d’une architecture gothique qui, dès ses débuts, gagne une légitimité durable.

Chevet de la basilique de Saint-Denis. Déambulatoire. Photographe : Stephen Murray. Image Courtesy of the Mapping Gothic Project, Media Center for Art History. © The Trustees of Columbia University

C’est pourquoi il n’y a pas de « révolution » et, donc, de rupture gothique, mais une proposition créative inscrite dans la permanence.

 

À lire :

McKnight Crosby, The Royal Abbey of Saint-Denis from Its Beginnings to the Death of Suger, 475-1151, Yale University Press, New Haven and London, 1987, 525 pp.

Timbert, dir., Qu’estce que l’architecture gothique ? Essais, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Architecture & Urbanisme », 2018, 246 pp.

 

Crédits photos :

Illustration de l’article : Basilique de Saint-Denis. Intérieur de la nef. Photographe : Stephen Murray. Image Courtesy of the Mapping Gothic Project, Media Center for Art History. © The Trustees of Columbia University

Print Friendly, PDF & Email

GALERIE

Retour en haut