La « Paix de Dieu » : serment de Guérin de Beauvais

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Par Dominique Barthélemy, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres


Les 10 et 11 août 1023, le roi Robert le Pieux rencontre l’empereur Henri II sur la Meuse, non loin de la frontière entre leurs royaumes, à Mouzon et Yvois. Ils discutent entre eux de « la paix », nous dit-on, mais c’est là un terme assez vague, ce que nous appellerions un élément de langage de l’époque : tout gouvernant chrétien se sent tenu d’assurer la concorde dans son royaume et dans la chrétienté, et complémentairement la défense armée, parfois offensive, de l’un ou de l’autre. Aucune guerre franco-allemande ne menace, le temps n’est pas à cela mais à des guerres féodales internes, surtout dans le royaume capétien (dont procède notre France). Robert le Pieux cherche l’appui de l’empereur face aux menées de son grand vassal Eudes II de Blois, qui est en train d’acquérir des comtés champenois à son grand dam. Henri II imposera seulement une médiation, et voudra travailler à la réforme de l’Église avec l’aval de Robert. C’est donc à tort que des historiens modernes ont parfois compris le serment de Guérin de Beauvais comme partie intégrante d’un projet de paix à l’échelle européenne. Ce qui est vrai, c’est que le texte en a été soumis au roi Robert dans le temps même où se déroulaient des concertations préparatoires au « sommet » de Mouzon et Yvois, auxquelles participaient des évêques du royaume (tel Guérin) et de l’empire (tel Gérard de Cambrai).

Les églises et les paysans, otages des guerres féodales

Ce texte a été redécouvert à Rome, à la Bibliothèque vaticane, peu avant 1885 par Paul Fournier et, à cette date, publié par Christian Pfister – avec une petite faute de lecture. Il est depuis lors souvent cité dans les manuels, pour sa description, en négatif, de diverses violences féodales et pour son témoignage en faveur d’une Église soucieuse de justice sociale. On le rattache à juste titre à ce que l’on appelle à tort le « mouvement de la paix de Dieu » et qu’il suffit d’identifier comme une série d’entreprises de paix diocésaine, en réservant « paix de Dieu » pour la trêve de Dieu, qui est plus tardive et plus fugitive que les paix diocésaines communes comme celle instaurée dans le diocèse de Beauvais par l’évêque Guérin. Ce serment apparait comme tout à fait caractéristique des formules élaborées depuis 989 (concile aquitain de Charroux) dans un contexte où les guerres féodales entre seigneurs, sans être d’une violence déchaînée tant ils se ménageaient souvent entre eux, donnaient tout de même lieu à des pillages de paysans, à des infractions d’églises rurales avec leur « aître » ou sauveté ou à des guet-apens, et où il existait à cela une certaine résistance sociale. Ainsi des évêques, avec l’appui éventuel de comtes (ou du roi aux marges de son domaine) se réunissaient-ils en conciles, au milieu de reliques des saints morts que l’on portait dans leurs châsses et qui guérissaient des malades en signe de la faveur de Dieu, et ordonnaient aux chevaliers de prêter un serment : ils respecteraient, pour quelques années, les églises et leur aître, les paysans et leurs biens, les voyageurs désarmés, à moins que l’on ne commette un délit contre eux. Le texte soumis par Guérin de Beauvais à Robert le Pieux était repris et adapté (comme en chaque diocèse concerné) d’un modèle élaboré entre 1021 et 1023 au grand concile bourguignon de Verdun-sur-le-Doubs, lui-même hérité d’une tradition remontant, semble-t-il, à un concile tenu au Puy en Velay en 994.

Des évêques engagés pour l’ordre public

Pareil serment mettait sérieusement en cause l’oppression que représentait pour les paysans les guerres féodales prédatrices, dans lesquelles les seigneurs se faisaient « mutuellement tort » sur leur dos, avant de se pardonner mutuellement entre gens de bonne compagnie ! Les chevaliers ne devaient pas le prêter ni le respecter très volontiers, mais les évêques faisaient pression sur eux par des excommunications contre les réfractaires et les parjures, contre ceux qui refusaient de rendre leurs prises lorsqu’on les en requérait lors de deux « plaids » (assemblées ou sessions de justice) bisannuels. Au besoin, ces armes spirituelles étaient relayées par l’usage d’armes du siècle : on mobilisait tous les fidèles du diocèse en commune et on marchait ainsi contre leurs terres et leurs châteaux. Notre documentation là-dessus est très lacunaire et aléatoire, mais elle persiste longtemps : jusqu’en 1119 environ en France du Nord, jusqu’en 1263 en Occitanie. L’engagement même des évêques dans une action en faveur de l’ordre public était assez naturel dans le monde postcarolingien, où plusieurs détenaient même des droits comtaux, mais il fallait bien qu’il trouve ses limites. Dès 1023, aux pressions de Guérin de Beauvais et de quelques autres religieux, l’évêque Gérard de Cambrai opposait quelque résistance, au dire de ses biographes : l’ordre public, aurait-il dit, n’est pas l’affaire des hommes de prière, et trop de serments font proliférer le parjure. Et pourtant pareil engagement était habituel jusqu’à un certain point en ce temps, sous diverses formes ; d’autre part beaucoup de liens sociaux étaient tissés et retissés par des serments…

Les entreprises de paix diocésaine, dont le serment de Guérin de Beauvais est un des grands témoins, garderont toujours pour nous une part de mystère. Il nous est difficile de mesurer leur fréquence comme leur impact. Il semble bien pourtant que les « communes » diocésaines, c’est-à-dire les associations judiciaires et militaires soutenant la « paix » sous l’égide de l’évêque et à l’encontre essentiellement des chevaliers, ont été l’une des origines, l’une des inspirations, des communes urbaines formées en Picardie et en Flandre à partir des années 1070 (entre autres à Beauvais et à Cambrai).

À lire :

Études historiques :

Patrick Corbet, « Les faux-semblants d’une rencontre au sommet : Mouzon et Yvois, 10-11 août 1023 », dans Dominique Barthélemy et Rolf Grosse, éd. Allemagne et France au cœur du Moyen Âge, Paris, 2020, p. 117-126.

Dominique Barthélemy, « Paix de Dieu et communes dans le royaume capétien, de l’an mil à Louis VI », dans les Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2014, I (janvier-mars), p. 207-241.

Le serment de Guérin de Beauvais :

Le texte a été édité par Christian Pfister, Études sur le règne de Robert le Pieux (996-1031), Paris, 1885 (Bibliothèque de l’École pratique des hautes-études. 64), p. LX-LXI ; on peut accéder au manuscrit par internet, et donc corriger (p.LXI, ligne 9) perfide jussione en pro fidejussione.  

URL : https://is.muni.cz/el/phil/jaro2009/FJIA009/um/435535/document_X.b._Serment_de_paix_r_Beauvais.pdf

Note de l’auteur :

Une traduction du texte se trouve dans Georges Duby, L’An Mil, 2ème éd., Paris, 1980, p. 214-216. Il faut cependant corriger l’un des articles, p. 215 car Paul Fabre avait commis une petite faute de lecture : après « Je ne capturerai pas le paysan et je ne lui enlèverai pas sa subsistance », remplacer « à l’instigation perfide de son seigneur » par « comme s’il servait de caution à son seigneur ». La connivence entre féodaux n’allait tout de même pas jusqu’au machiavélisme, elle était plutôt implicite, à peine consciente…

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : Manuscrit du Moyen-Âge © Wiki Commons /Hôtel de Cluny et Palais des Thermes

Illustration du chapô : Chevalier à genoux (XIIIe siècle) © British Library | Wiki Commons

Bannière de l’article : Le terroir et son château parchemin XIV-XVe siècles© Gallica/BNF

Bas de page : Chevalier à genoux (XIIIe siècle) © British Library | Wiki Commons

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