La mort de Vatel racontée par Mme de Sévigné

RETOUR AU DOSSIER

 

La marquise de Sévigné est connue pour avoir écrit plus d’un millier de lettres. Publiées à titre posthume, celles-ci constituent une véritable chronique de la cour de Louis XIV et des mœurs du temps. Les deux lettres suivantes sont adressées à sa fille, Mme de Grignan. La montée en tension dramatique et l’évocation des magnificences de la fête y composent un récit vigoureux et contrasté du suicide de Vatel.

 
 

Je fais ici mon paquet. J’avais dessein de vous conter que le roi arriva hier au soir à Chantilly : il courut un cerf au clair de la lune ; les lanternes firent des merveilles ; le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie ; mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisait espérer une suite digne d’un si agréable commencement. Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande ; c’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un Etat ; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n’était pas arrivée, n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n’en sais pas davantage présentement : je pense que vous trouvez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus… 

Lettre du 24 avril 1671

 

Il est dimanche 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail : le roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa, il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners à quoi l’on ne s’était pas attendu ; cela saisit Vatel, il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. » Il dit à Gourville : « La tête me tourne, il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres » ; Gourville le soulagea en ce qu’il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le prince. M. le prince alla jusque dans la chambre de Vatel et lui dit : « Vatel, tout va bien ; rien n’était si beau que le souper du roi. » Il répondit : « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit M. le prince ; ne vous fâchez point ; tout va bien. » Minuit vint, le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage : il coûtait seize mille francs. À quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi, il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement  deux charges de marée ; il lui demande : « Est-ce là tout ? — Oui, monsieur. » Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer.  Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne vinrent point ; sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville, il lui dit : « Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. » Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels ; il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés : on cherche Vatel pour la distribuer, on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang ; on court à M. le prince, qui fut au désespoir. M. le duc pleura ; c’était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le prince le dit au roi fort tristement : on dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et l’on blâma fort son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le prince en usât ainsi : mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâcha de réparer la perte de Vatel ; elle fut réparée : on dîna très-bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua, on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté.

Lettre du 26 avril 1671.

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