La mort de Loti vue par un simple témoin

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Texte d'André Geiger paru dans la Revue hebdomadaire du 28 juillet 1923


La mort de Pierre Loti le 10 juin 1923 suscite une vive émotion. Des funérailles nationales sont organisées à Rochefort six jours plus tard : Pierre Loti est le second écrivain à recevoir cet honneur après Victor Hugo. La mort de Loti est relatée dans un texte écrit par André Geiger, paru le 28 juillet dans la Revue hebdomadaire

 

La mort de Loti

Vue par un simple témoin

Par André Geiger

I – Prologue

À Hendaye, les dimanches 27 mai et 10 juin 1923.

Faut-il croire à d’obscurs pressentiments ? à des télépathies mystérieuses ? Le domaine de l’inconscient, où nul regard ne pénètre, renferme peut-être toutes les possibilités.

Bien que je réside souvent à Biarritz, voici près de deux années, depuis que Loti, malade, semblait s’être retranché, dans sa maison de Rochefort, du monde des vivants, que je n’étais pas allé à Hendaye, qui est si près, mais où il ne vient plus… Aujourd’hui 27 mai, une brusque et inexplicable envie de revoir Hendaye m’a saisi dès le matin. Ce dimanche de printemps est maussade, froid et gris ; la morte saison donne à la côte basque un aspect vide de « logis à louer ». Rien de moins engageant que ce petit voyage. Et je ne puis m’empêcher de partir par un horrible train lent ! Une force me pousse…

J’ai revu sa petite maison basque, blanche avec des auvents verts, tout au bas de la pente du village, sur le rivage à pic de la Bidassoa où passent le flux et le reflux de la mer, et la ligne idéale de la frontière de France et d’Espagne. « Bakhar-Etchea. » Ce qui veut dire, en langue euskarienne, « la maison du solitaire », « l’Ermitage ». La façade est du côté de l’eau, sur des terrasses et les murs du jardin étagés, à l’abri des regards indiscrets : on ne la voit que du large. Du côté terrestre, c’est un fouillis d’arbres toujours verts et balancés par le vent. On n’entrevoit qu’un pan de muraille blanche, avec deux ou trois minuscules fenêtres à l’angle du chemin rocailleux, sous un manteau de glycines, de chèvrefeuilles et de roses. Des aloès se dressent aux abords de la petite grille. Tout s’efface, les volets sont dépeints, tout a poussé depuis que Loti n’y vient plus. Au pilastre d’entrée, la pierre qui porte le nom par lui choisi se cache, tellement invisible sous les plantes que je crois d’abord que les lettres ont disparu.

J’évoque l’intérieur de la maison close, le petit salon, aux murs tendus de filets, de cette « cabane de pêcheurs ».

Y reviendra-t-il jamais ?

Avant de repartir, j’ai cueilli sur le mur une rose. J’ai la bizarre impression que c’est la dernière rose

Nous sommes dimanche. Il est 4 heures.

Or, exactement quinze jours plus tard, le 10 juin 1923, Loti est venu, par un retour imprévu, mourir dans cette maison, au même instant de l’après-midi, un dimanche, à 4 heures

Pourquoi et comment est-il revenu là ?

Une amélioration dans son état, cette espèce d’euphorie que la Providence sans doute accorde aux mourants, avait permis aux médecins de l’autoriser à faire ce voyage. Le désir de revoir sa maison basques le possédait depuis longtemps. Il est parti brusquement de Rochefort, a bien supporté le trajet. Et puis une crise lui a retiré toute connaissance. En deux jours, il s’est éteint. Autour de lui se trouvaient les amis et les affections fidèles : son fils Samuel Viaud, le plus admirable infirmier et secrétaire, sa femme qui, depuis dix années, retranchée du commerce humain par le double obstacle d’une surdité et d’une cécité presque complètes, vivait au Périgord, son vieil amis hendayais, le docteur Durruty, le commandant Vedel, et madame Louis Barthou, pour qui son « tendre respect » n’avait point de bornes.

Avez-vous aperçu

Une maison blanche ?…

C’est là où j’ai vécu heureux…

Et où je demande à Dieu

De me laisser mourir…

Souvent, sur les routes et dans les villages, Loti avait entendu cette vieille chanson… Ses yeux se sont fermés devant l’horizon qu’il aimait doublement, pour sa beauté propre, et parce que les lignes, les eaux, les lumières de ce « Bosphore basque » lui rappelaient l’autre, le grand, celui de la Corne d’Or, celui de Figures et Fantômes d’Orient, devenu pour lui inaccessible et lointain…

Ses yeux se sont fermés devant ce qu’il aura le plus aimé…

Les journaux que les dernières volontés de Loti prévoient pour ses obsèques la simplicité absolue, nul discours et le retour dans sa maison de Rochefort, dont il veut franchir, mort, le seuil usé par les générations, pour être conduit ensuite dans la sépulture qu’il s’est préparée, depuis quelques années, dans l’île d’Oléron, berceau de sa famille protestante, qui s’y réfugia au moment de la révocation de l’édit de Nantes.

Loti ne dormira pas dans ce cimetière d’Hendaye, où il a dépeint, certain jour, une si émouvante Profanation, Loti ne dormira pas parmi les cyprès et les stèles blanches, azur et or des collines saintes d’Eyoûb, Loti, devenu de « jeune officier pauvre » un haut gradé, grand-croix de la Légion d’honneur, décoré de tous les ordres de la terre, n’aura pas trouvé, comme tant de ses ancêtres, la mort du marin au fond des abîmes, dont il a tiré une poésie ignorée jusqu’à lui, Loti a choisi de dormir dans le jardin de la Maison des aïeules.

L’homme demeuré jeune par l’âme, en dépit des années, veut terminer, comme il l’a commencé, au pays natal, le Roman d’un enfant, sur cette terre où nous passons, parmi les clartés et les ombres, sans bien comprendre notre destinée…

C’est ce sentiment-là, le plus pathétique de tous, et qui dépasse l’amour même, qui remplit toute l’œuvre de Loti et lui donne ce quelque chose de « religieux », par quoi, il s’égale aux plus grands noms de toutes les littératures.

Le gouvernement de la République a répondu à l’admiration universelle, en France et hors de France, en décrétant de lui accorder des obsèques nationales.

Ce que furent ces extraordinaires, ces inoubliables obsèques, je voudrais essayer – et sans phrases – de l’évoquer d’une manière à la fois brève et complète.

Le vendredi 15 juin, vers 11 heures, sous le ciel bleu du Midi, dans le parfum des roses, un petit groupe d’amis personnels et la population d’Hendaye, ont conduit la dépouille embaumée de Loti depuis Bakhar-Etchea, jusqu’à la gare. Un fourgon la conduira ensuite à Bordeaux et enfin une automobile à Rochefort. Les cordons étaient tenus par quatre simples matelots du stationnaire de la Bidassoa, le Grondeur, remplaçant de ce Javelot que Loti commanda jadis durant deux campagnes.

(…)

La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages (28 juillet 1923) © Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art

Lire l’intégralité de l’article sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6550614w/f24.item

Crédits photos : 

Illustration de l’article :  La Prière ou L’Île de Bréhat (huile sur panneau), Alexandre Séon © Musée des Beaux-Arts de Brest | WikiCommons

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