Joachim Du Bellay, ami et rival
RETOUR AU DOSSIERPar Jean Vignes, professeur de littérature française de la Renaissance à l’Université Paris Cité
Issu de la branche la moins fortunée d’une noble famille angevine, Joachim Du Bellay naît au château de la Turmelière à Liré (Maine-et-Loire) en 1522 (?). Orphelin (1533) et cadet sans ressource, il doit étudier le droit à Poitiers et recevoir la tonsure, mais sa rencontre avec Jacques Peletier, Ronsard et Jean Dorat détermine sa vocation poétique, nourrie par l’admiration des Anciens.
Un poète avant-gardiste au XVIe siècle
Il investit la scène littéraire parisienne en offrant à la future « Pléiade » le manifeste d’une véritable avant-garde, l’audacieuse Défense et illustration de la langue française (1549), éloquent plaidoyer en faveur de la langue vulgaire et de l’imitation en français de la poésie des Grecs et des Romains. L’œuvre théorique est assortie d’un recueil de sonnets amoureux imités de Pétrarque (L’Olive, 1549-1550) et de Vers lyriques à la manière d’Horace. Admis un temps dans l’entourage de Marguerite de France, sœur d’Henri II, à laquelle il dédie son Recueil de poésie (1552), Du Bellay doit pourtant quitter Paris pour Rome : il y sera l’intendant de la fastueuse maison de son cousin, l’illustre cardinal Jean du Bellay, appelé en mission diplomatique au Vatican. Ce séjour (1553-1557), présenté par le poète comme un douloureux exil, lui inspire ses œuvres les plus connues, publiées à son retour : les sonnets des Regrets et des Antiquités de Rome, les Divers Jeux rustiques et les vers latins des Poemata (1558). Après sa disparition prématurée (il meurt sourd en 1560), ses Œuvres françoises, y compris quelques pièces posthumes, seront réunies par Guillaume Aubert (1568).
Une poésie en français, qui privilégie émotion et musicalité
Si Du Bellay a marqué son temps, c’est donc d’abord comme apologiste de la langue française : au seuil du règne d’Henri II, La Défense réclame avec force l’illustration de « notre vulgaire » apte à rivaliser en prestige avec l’italien et les langues anciennes. Dans un paysage poétique encore dominé par le souvenir de Clément Marot, son appel au « Poëte futur » semble lancer, avant les Odes de Ronsard (1550), cette « révolution poétique » (Sainte-Beuve) où s’illustreront la féconde constellation de poètes que la postérité célèbrera sous le nom de Pléiade et plus largement toute la « Brigade » des amis de Ronsard, dont le classicisme français sera largement, et sans le bien savoir, l’héritier quelque peu ingrat. Son programme de rénovation de la poésie, d’inspiration humaniste, porte en germe une conception éminemment moderne de la poésie, qui privilégie capacité à émouvoir et musicalité. « Celui sera véritablement le poète que je cherche en notre Langue, qui me fera indigner, apaiser, éjouir, douloir, aimer, haïr, admirer, étonner, bref, qui tiendra la bride à mes affections, me tournant çà et là à son plaisir. Voilà la vraie pierre de touche, où je veux que tu éprouves tous poèmes, et en toutes langues. » (Défense, II, 11). Mais cette quête d’émotion serait vaine sans un exigeant travail du verbe, garant d’une parfaite euphonie. Cet idéal déjà verlainien, qui fait du vers une « bien harmonieuse musique tombant en un bon et parfait accord » (II, 7), s’accomplit notamment dans Les Regrets :
Où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu’en liberté
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ? (Regrets, 6)
Lyrisme, satire ou méditation : Du Bellay élargit la palette du sonnet
Redécouverte avec passion par Sainte-Beuve (1828), la Muse mélancolique qui inspira dès 1552 La Complainte du désespéré puis le fameux sonnet 31 des Regrets (« Heureux qui comme Ulysse… ») « fait encore battre le cœur de sa poésie et trouve dans l’ombre séculaire le chemin du nôtre » comme le note Jules Supervielle. Mais cette voix volontiers plaintive ne saurait dissimuler une veine plus sarcastique, parfois burlesque, presque omniprésente dans l’œuvre. « Le plus souvent, j’use de mots pour rire » confie l’auteur des Regrets (77). C’est là finalement un apport décisif de Du Bellay à l’histoire de notre poésie : il élargit considérablement la palette du sonnet (avant lui quasi réservé à la lyrique amoureuse) : poète satirique, il en fait le véhicule plaisant et familier de toutes les confidences et de toutes les railleries, mais dans le même temps, poète philosophe, il sait l’ouvrir dans les Antiquités de Rome à une méditation pleine de gravité sur la caducité des grandeurs de ce monde et l’engloutissement des civilisations.
À lire :
Œuvres de Joachim Du Bellay :
La Deffence et illustration de la langue françoyse, éd. J.-Ch. Monferran, Genève, Droz, 2001.
Œuvres poétiques, éd. H. Chamard, Paris, Didier, 1908-1931, 6 vol. (réédition Paris, Nizet, 1982-1983, complétée de 2 vol. d’œuvres latines éd. et trad. par G. Demerson).
Œuvres complètes, dir. O. Millet, Paris, Champion et Classiques Garnier, 4 vol. parus.
Les Regrets, suivis des Antiquités de Rome et du Songe, éd. F. Roudaut, Paris, Le Livre de Poche, coll. “Classiques”, 2002
Ouvrages critiques :
Du Bellay. Actes du colloque international d’Angers (1989), P.U. d’Angers, 1990, 2 vol.
Gilbert Gadoffre, Du Bellay et le sacré (1978), Paris, Gallimard, 1995.
Josiane Rieu, L’Esthétique de Du Bellay, Paris, Sedes, 1995.
Crédits images :
Liberale da Verona, The Chess Players, vers 1475 © The Met Museum