Inauguration du tunnel ferroviaire du Mont-Cenis

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Par Mathieu Flonneau, historien, agrégé d’histoire, docteur, Directeur de l’Institut AES-EDS, maître de conférences à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à Sc-Po, chercheur au SIRICE-CRHI, ancien Président de T²M (Traffic&Transport to Mobility International Association) et de P2M (Passé-Présent-Mobilités)


Réalisation herculéenne de presque treize kilomètres au tracé rectiligne, le tunnel ferroviaire du Mont-Cenis inauguré le 17 septembre 1871 fut la première grande traversée souterraine des Alpes. Son entrée initiale a aujourd’hui disparu du fait d’ajustements ultérieurs des tracés rendus nécessaires pour diverses raisons, notamment les destructions survenues pendant la Seconde Guerre mondiale.

Une « réalisation herculéenne »

Par son audace, cette infrastructure transfrontalière de dimension inédite participa à la construction politique de l’Italie, de la France et finalement de l’Europe contemporaines. Cette époque trouve donc dans cette réalisation au service des mobilités en chemins de fer, un véritable adossement pour le développement et le désenclavement économique de territoires montagnards difficilement accessibles en diligences en permettant de relier les pénétrations des vallées alpines de la Maurienne à l’ouest et du val de Suse à l’est.

Son ouverture marqua le triomphe sur trois défis majeurs conjugués. Le challenge géologique fut surmonté grâce aux progrès de la géodésie. Le défi technologique fut relevé par des inventions décisives liées aux techniques de percements et l’enjeu géopolitique dépassé par l’édification des Etats-nations.

Alors n’existait dans ce registre de prouesse du génie civil que la seule ligne de chemin de fer du Semmering dans les Alpes autrichiennes pour joindre à Vienne à Trieste construite entre 1848 et 1854, faisant se succéder viaducs et tunnels – on en dénombrait 14 mais de 1,5 km seulement au maximum. En 1882, le tunnel du Gothard en Suisse dépassa le tunnel du Mont-Cenis en longueur de 2 km.

Un projet ambitieux déjouant la nature

Projeté dès 1839 à l’emplacement finalement retenu à près de 1200 m d’altitude par le géomètre savoisien Joseph-François Medail, les travaux du tunnel du Mont-Cenis furent achevés en décembre 1870. Ils avaient été supervisés depuis 1857 par Germain Sommeiller (1815-1871), ingénieur sarde, qui n’en vit pas l’inauguration puisqu’il mourut trois mois auparavant. Le chantier fut très innovant et à bien des égards pionnier, éprouvant des techniques de percement inédites comme en atteste l’usage de béliers compresseurs et de perforatrices à air comprimé dont l’usage se répandit par la suite. Le brevet déposé à l’Université de Turin avec Sébastien Grandis et Severino Grattoni permit de multiplier par trois le rythme d’avancement (soit deux mètres quotidien) tandis qu’un temps, l’abandon de l’entreprise avait même été envisagé. Le roi de Piémont-Sardaigne Victor-Emmanuel accompagné de son ministre innovateur et unificateur de l’Italie moderne Camillo Benso comte de Cavour inaugurèrent en août 1857 le chantier dont l’avancement se poursuivit sous souveraineté française à partir du rattachement de la Savoie à l’Hexagone en avril 1860. La lenteur des travaux et quelques aléas – parmi lesquels une cinquantaine d’ouvriers décédés sur le chantier – conduisirent en surface à la mise en service d’un chemin de fer de franchissement à rail central à crémaillère le long de la route impériale à partir de 1868 conçu par l’ingénieur anglais John Barraclough Fell. Celui-ci cessa son activité de transport de fret et de voyageurs à l’entrée en fonction de la voie souterraine.

Le jour de l’inauguration il y a cent cinquante ans, le train officiel partit de Turin avec à son bord le ministre français des travaux publics et également Ferdinand de Lesseps pour gagner Bardonècchia dans le Piémont côté italien puis, en France, Modane en Savoie de l’autre côté du Mont-Cenis.

L’obstacle naturel de la montagne était alors vaincu par le chemin de fer et un siècle plus tard un tunnel routier fut inauguré en 1980 portant le nom du tunnel du Fréjus. Dans l’enchaînement de virages de la rampe qui mène à la trémie d’accès routière, l’entrée monumentale originale du tunnel ferroviaire du Mont-Cenis reste visible de nos jours et une locomotive commémorative en rappelle la destination modale. Toujours active et essentielle dans le dispositif de franchissement de l’arc alpin, cette infrastructure mobilitaire commença à être électrifiée à partir de 1915, puis connut des élargissements et des ajustements de sa galerie et de son tracé afin d’éviter des glissements de terrain. Plus récemment enfin, en 2007, sa mise au gabarit autorisant le ferroutage pour des wagons de type Modalohr lui confère une actualité non-démentie.

À lire :

Ouvrages du génie civil français dans le monde, tunnels, 1871-1915, site des ingénieurs et scientifiques de France.

COTTET DUMOULIN, Émilie, Franchir pour unir, équiper pour rattacher. Les premiers chemins de fer en Savoie : intentions, usages, représentations (années 1830-années 1880), thèse de doctorat en histoire sous la direction de D. Varaschin, Université de Savoie, 2013.

DULUC, Albert, Le Mont-Cenis. Sa route, son tunnel. Contribution à l’histoire des grandes voies de communications, Paris, Hermann, 1951.

SCHUELER, Judith, Materialising Identity: The Co-construction of the Gottard Railway and Swiss National Identity, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009.

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