« Il faut qu’il fasse du latin ! » : Charles Péguy, « l’élève extraordinaire » des « hussards noirs »

RETOUR AU DOSSIER

Article de Xavier Darcos, de l’Académie française, chancelier de l’Institut de France


Chacun connaît l’expression des « hussards de la République » et l’attribue à Péguy. Elle est citée à tout propos dès que l’on veut évoquer la bonne vieille école d’autrefois. Pourquoi pas ? Car Péguy a toujours dit sa reconnaissance à ses maîtres et à cette école républicaine des années 1880 qui lui ont permis de devenir le grand écrivain qu’il fut, et demeure. Mais il n’est pas inutile de relire le passage de L’Argent, paru en 1913 puis de situer dans son contexte l’invention fulgurante de la formule des « hussards noirs ».

« De tout ce peuple les meilleurs étaient peut-être encore ces bons citoyens qu’étaient nos instituteurs. Il est vrai que ce n’était point pour nous des instituteurs, ou à peine. C’étaient des maîtres d’école. […] de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine nous faire l’école […].

Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. […] Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. […] Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. » 

Les promesses de la République naissante

Tel est le passage si célèbre de L’Argent, où Péguy apparente les « jeunes maîtres » au corps des hussards qui revêt, pour les besoins de sa comparaison, les habits du cadre noir de Saumur. Mais quel est le sens véritable de ce texte qui réfère à l’enfance de l’auteur mais qui date de 1913 ? C’est une rêverie rétrospective par laquelle Péguy veut montrer que l’école républicaine n’était plus celle qu’il a connue dans les années 1880. À ses yeux, l’école a dérivé à cause de l’anticléricalisme du « petit père Combes » (au pouvoir de 1902 à 1905) dont il a par ailleurs dénoncé « le césarisme en veston ». En évoquant les jeunes maîtres de son enfance, il oppose donc à l’état moral de la société française telle qu’il la voit en 1913, le souvenir des heures prometteuses de la république naissante, celle des années 1880, quand les « hussards noirs » savaient être des laïcisateurs de l’école sans verser dans le prosélytisme antireligieux.

Mais pour nous, la formule de Péguy a une portée bien plus grande. Elle s’est gravée dans notre mémoire collective car elle renvoie à un destin scolaire exemplaire, qui nous est toujours une source d’inspiration, près de cent cinquante ans plus tard.

En de multiples occasions, l’écrivain a rappelé ce qu’il devait à ses maîtres. À commencer par Théophile Naudy, directeur de l’École normale d’instituteurs d’Orléans que fréquentait le jeune Péguy : « Le jardin était taillé comme une page de grammaire, raconte-t-il, et donnait cette satisfaction parfaite que peut seule apporter une page de grammaire. Les arbres s’alignaient comme de jeunes exemples. »

Péguy et ses maîtres d’école

Naudy est « l’homme du monde à qui je devais le plus, dit-il : il me fit entrer en sixième. » C’est lui qui prononça la sentence décisive : « Il faut qu’il fasse du latin. » Et le destin de Péguy bascula sur ce décret. L’écrivain n’a cessé de dire à quel point le fait d’entrer en sixième, c’était entrer dans un monde nouveau. « Le grammairien qui une fois la première ouvrit la grammaire latine sur la déclinaison de rosa, rosae n’a jamais su sur quels parterres de fleurs il ouvrait l’âme de l’enfant. » Et le boursier Péguy devint « l’élève extraordinaire » qui, aux distributions de prix, « ne descendait pas de l’estrade », selon l’expression de son ami Raoul Blanchard. Péguy fut toujours reconnaissant à ses vieux maîtres de l’avoir accueilli, de l’avoir reconnu, d’avoir fait de lui, au lycée, un humaniste.

« Honneur à ces vieilles gens. Ils n’avaient point inventé la pédagogie, mais ils faisaient leur classe. Ils n’avaient pas inventé la sociologie, mais ils étaient l’honneur et le soutien des véritables humanités. Ils ne défendaient pas la République dans les meetings républicains, ils n’étaient point libres-penseurs pour devenir papes, mais de toute leur âme et de tout leur corps, il sortait une perpétuelle fabrication de cette vertu, credo colendam esse virtutem, qui seule fait la force des Républiques. »

La grand-mère de Péguy, paysanne illettrée, chassée par la misère de son Bourbonnais natal, avait navigué sur l’Allier et la Loire, avait accosté sur la rive droite du fleuve à quelques lieues d’Orléans où elle choisit de s’établir. Son petit-fils fit du latin, et nous honorons aujourd’hui sa mémoire, à l’Institut, au nom de toute la France.

À lire :

Xavier Darcos, L’École de Jules Ferry, Paris, Hachette 2005.

Xavier Darcos, Dictionnaire amoureux de l’École, Paris, Plon, 2016.

Crédits photos :

Illustration de l’article : En classe, le travail des petits, par Henri Jules Jean Geoffroy, 1889 © WikiCommons / Ministère de l’éducation nationale

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut