Gérard Philipe, acteur “insoumis”

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Article de Geneviève Winter, agrégée de lettres classiques, biographe de Gérard Philipe


Le jeu de Gérard Philipe était d’abord fondé sur sa présence difficile à définir ; ensuite, sur la conjonction d’une expressivité physique riche de très nombreuses significations ; enfin, sur un travail très subtil de la voix.

La présence et la grâce

Cette présence qui ne tient ni à la beauté, ni au talent, ni à la virtuosité – dont rêvent tous les comédiens et que tous ne possèdent pas –, se manifestait sur scène par une grâce hors du temps, et par une voix qui, dès ses débuts, impressionne tous ses partenaires et metteurs en scène : Edwige Feuillère y fut sensible au point de l’imposer dans le rôle musical et poétique de l’Ange de Sodome et Gomorrhe.  Maria Casarès, Amoureuse complice du Poète-héros des Épiphanies, encore subjuguée, des années plus tard, par une représentation avignonnaise du Prince de Hombourg, a défini ainsi cette notion :

« Pour moi, il y a d’abord le travail de l’ouvrier et de l’artisan […]. La présence, c’est autre chose. C’est un peu comme la photogénie, on l’a ou on ne l’a pas. Il y a toutes sortes de présences : présence à soi-même ; présence de l’instant, de la durée, du rythme ; l’instant de grâce où vous pouvez tout dire, tout faire et où vous ne faites rien. C’est Gérard Philipe dans Les Épiphanies ou Le Prince de Hombourg. »

Avant même que le surgissement épiphanique de cette présence ne résiste dès L’Idiot ou Le Diable au corps au filtre du cinéma, le cinéaste Marc Allégret en pressent la richesse dès une première audition et note : « Sous cet aspect fragile, l’énergie et la volonté [du jeune homme] étaient d’abord invisibles. Mais lorsqu’il s’animait, elles se dégageaient soudain, vous frappaient au cœur. ».

L’expressivité physique

À cette présence qui s’affirme sur le mode « épiphanique », par surgissement inattendu, se joint une étonnante capacité d’adaptation aux exigences du rôle qui permet au même acteur, à quelques jours d’intervalle, d’incarner physiquement la fougue et l’énergie du Cid ou d’habiter la rêverie et la quête d’absolu du Prince de Hombourg. Personne n’a oublié, par exemple, la démarche traînante de Gérard Philipe quand il faisait son apparition dans Le Prince de Hombourg. Au cinéma, dans Le Diable au corps, il recrée toute une série de signes qui renvoient au comportement de l’adolescence. Dans Monsieur Ripois, son visage déploie toute une gamme de signes qui renvoient à la duplicité et à la fragilité de son personnage : un regard sur le briquet en or de sa future épouse , signe du  train de vie, qu’il convoite, un battement de paupières soulagé lorsque le personnage, affamé, rencontre une prostituée qui lui offre une boisson chaude.  

La voix

Gérard Philipe n’hésite pas, quand il interprète des œuvres classiques, à rompre avec la déclamation oratoire incarnée traditionnellement par les acteurs de la Comédie-Française : il ralentit le rythme des stances du Cid pour en accentuer le caractère méditatif et l’inquiétude qui conviennent à la jeunesse du personnage. Dans Ruy Blas, la colère et l’indignation exprimées par l’apostrophe « Bon appétit, Messieurs » se traduisent non par un rugissement mais par une lente et ironique déploration. Le critique Georges Banu le présente ainsi : « L’acteur insoumis se distingue des autres parce que, mémorable, il est inoubliable. […] Chacun s’est cru seul à être séduit par la démarche de Gerard Philipe entrant sur scène dans Le Prince de Hombourg. Mais plus tard, à l’heure des souvenirs corrélés, il s’avère que ce « punctum » personnel a eu un inattendu pouvoir cristallisant. »

À lire

 

Geneviève Winter, Gérard Philipe, Paris, Gallimard, coll. “Folio Biographies”, 2022

Jérôme Garcin, Le Dernier hiver du Cid, Paris, Gallimard, coll. “Folio”, 2021 (2019)

Georges Banu, Les Voyages du comédien, Paris, Gallimard, coll. « Pratique du théâtre », 2006

Anne Philipe, Le Temps d’un soupir, Le Livre de Poche, 1969

Revue d’histoire du théâtre, n° 277, janvier-mars 2018, « Le Jeu de Maria Casarès ou le théâtre à l’épreuve », entretien avec Florence Marguier-Forsythe, février 1990, pp. 85-90

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Gérard Philipe interprétant le rôle de Don Rodrigue dans Le Cid au festival d’Avignon, avec Maria Casarès dans le rôle de Chimène © succession agnès varda. Fonds Agnès Varda déposé à l’Institut pour la Photographie

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