Geoffroy Saint-Hilaire à l’aune de la biologie évolutive du développement (ou « évo-dévo »)
RETOUR AU DOSSIERArticle de Stéphane Schmitt, directeur de recherche, CNRS, Archives Henri Poincaré (Nancy)
Les idées de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de plan des animaux ont souvent été perçues comme visionnaires dans leur principe, mais assez outrancières dans leur détail.
Le principe de l’unité de plan : une clef pour la théorie de l’évolution
Ainsi, il est reconnu qu’à un niveau général, ses réflexions sur l’existence de similitudes profondes entre la structure anatomique d’espèces différentes ont joué un rôle important dans l’émergence de la théorie de l’évolution. De telles ressemblances, inexplicables par la seule dimension fonctionnelle, pouvaient suggérer que les espèces concernées avaient un lien de parenté et descendaient donc d’un même ancêtre commun. Et, de fait, elles firent partie des arguments en faveur du transformisme qui furent avancés quelques décennies plus tard par Charles Darwin dans L’Origine des espèces (1859). Dans ce sens, les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire apparaissent comme capitaux dans l’histoire de la biologie.
En revanche, lorsqu’on considère certaines des similitudes qu’il admet dans ses ouvrages, force est de constater qu’elles ne correspondent pas du tout aux homologies effectivement admises par la science actuelle. Par exemple, c’est à tort que, sur la base de vagues ressemblances anatomiques, il croit retrouver dans les formations operculaires des poissons osseux des équivalents des osselets de l’oreille moyenne des oiseaux et des mammifères : en réalité, il sera démontré par la suite que les véritables homologues de ces osselets se trouvent chez les poissons dans une partie de la mâchoire.
L’idée outrancière, mais féconde, d’une inversion du plan entre vertébrés et arthropodes
De manière plus spectaculaire, Geoffroy Saint-Hilaire tente d’identifier la totalité du plan d’organisation des vertébrés avec celui des arthropodes (c’est-à-dire, en particulier, des insectes et des crustacés). Or, ces deux groupes d’animaux présentent de considérables différences de structure. En particulier, les arthropodes ne possèdent pas de squelette osseux interne, mais une cuticule externe, qui est une production tégumentaire, et d’autre part leur chaîne nerveuse est ventrale, alors qu’elle est dorsale chez les vertébrés. Pourtant, Geoffroy Saint-Hilaire croit possible de ramener ces deux types d’organisation, apparemment irréductibles, à un seul et même modèle. Il considère donc que les uns sont simplement « retournés » par rapport aux autres, de sorte que la face ventrale des arthropodes correspond au dos des vertébrés. Il affirme en outre que les arthropodes possèdent une sorte de « colonne vertébrale » formée par leur cuticule et que, par conséquent, ils sont eux aussi, de ce point de vue, des « vertébrés » ; à cette différence près qu’ils vivent « à l’intérieur » de leur colonne vertébrale, tandis que les vertébrés au sens ordinaire vivent « à l’extérieur ». Il parle donc de « Hauts-Vertébrés » pour désigner ces derniers, et de « Dermo-Vertébrés » à propos des arthropodes.
Il était facile de tourner en ridicule ce genre de comparaison, et cela ne manqua pas d’arriver au cours du débat qui opposa Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier en 1830. Pour autant, l’idée d’une inversion de l’axe dorso-ventral allait ressurgir à maintes reprises par la suite. Plusieurs auteurs, au cours du XIXe siècle, démontrèrent l’existence de similitudes embryologiques entre les vertébrés et les arthropodes, suggérant une correspondance entre la face ventrale des uns et la face dorsale des autres. En outre, alors que Geoffroy Saint-Hilaire n’interprétait pas ces ressemblances comme le résultat d’une origine évolutive commune, mais simplement comme une similitude idéale, la diffusion générale de l’hypothèse transformiste, après 1859, donna lieu à une nouvelle interprétation de l’inversion. Ainsi, on pouvait désormais imaginer que les vertébrés et les arthropodes avaient un ancêtre commun et qu’un « retournement » s’était effectivement produit au cours de l’évolution dans l’une des deux lignées.
Quand les sciences du présent réinvestissent les intuitions du passé
Cette question est restée controversée tant que les investigations n’ont pu porter que sur des structures anatomiques et embryologiques. Mais l’émergence de la biologie évolutive du développement (ou « évo-dévo »), dans les années 1980, a donné, de manière inattendue, une vigueur nouvelle à la vision de Geoffroy Saint-Hilaire. En effet, en étudiant dans différentes espèces le mode d’action des gènes qui déterminent la mise en place du plan d’organisation, il est apparu que l’on retrouve les mêmes mécanismes moléculaires chez des organismes très différents. Par exemple, ce sont des gènes homologues qui interviennent dans la formation du tube nerveux à la fois chez les insectes et chez les vertébrés : il semble donc bien que ces deux groupes descendent d’une même forme ancestrale qui possédait déjà un tel tube nerveux : simplement, ce dernier est devenu ventral chez les uns, dorsal chez les autres.
Il convient toujours d’être prudent lorsqu’on compare des idées scientifiques séparées par plus d’un siècle et demi : Geoffroy Saint-Hilaire ne pouvait évidemment pas imaginer les avancées de la génétique et de la biologie moléculaire, et sa conception de l’unité de plan et de l’inversion dorso-ventrale s’inscrit dans le contexte de son époque, non de la nôtre. Malgré tout, à un niveau général, il est remarquable de constater la concordance entre certaines de ses intuitions et les similitudes que révèle l’évo-dévo entre des animaux dont l’organisation est apparemment si différente.
À lire :
Schmitt, Histoire d’une question anatomique : la répétition des parties, Paris, Éditions du Muséum National d’Histoire Naturelle, 2004.
Crédits photos :
Illustration de l’article : Philosophie anatomique des organes respiratoires sous le rapport de la détermination et de l’identité de leurs pièces osseuses. Planches de Geoffroy-Saint-Hilaire © Gallica