Ernest Lavisse et la mort

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Par Olivier Poncet, professeur à l’École nationale des chartes, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, correspondant de l’Académie des inscriptions-et-belles-lettres


Ernest Lavisse, né en 1842 au Nouvion-en-Thiérache (Aisne) et mort à Paris en 1922, n’a sans doute pas connu un changement anthropologique de la mort tel que l’ont vécu nos sociétés depuis une cinquantaine d’années. Pour autant, cet historien singulier, dont l’essentiel de la vie professionnelle a été encadrée par deux guerres, 1870-1871 et 1914-1918, n’a cessé d’entretenir un rapport personnel et professionnel avec elle.

Devenu au cours des années 1890 l’un des grands organisateurs de la réforme de l’enseignement en France par les institutions, il construisit parallèlement, manuel après manuel, un récit pédagogique de l’histoire de France où la mort des figures illustres était l’occasion de frapper les esprits des enfants par la description idéalisée des derniers instants d’un personnage célèbre, mais plus encore de jeunes gens simples auxquels son lectorat juvénile pouvait s’identifier, comme le jeune hussard Barra criblé de balles par les Vendéens en 1793.

Lavisse et le catholicisme

Évoquer le rapport à la mort chez Lavisse invite à se pencher sur ses idées et sentiments religieux. Lavisse avait été élevé dans la religion catholique et il lui demeura fidèle jusqu’à ses derniers instants. S’il n’était pas un pratiquant régulier, il éprouvait un certainement attachement à l’Église sans en faire un sujet public, de sorte que cet aspect de sa personnalité est généralement passé sous silence par ses biographes.

Lorsque l’on parcourt la correspondance qu’il échangea pendant plus de dix ans avec Augustine Bulteau (1860-1922), chroniqueuse dans de grands quotidiens nationaux, photographe et épistolière active, on ne peut qu’être frappé de la franchise avec laquelle il signale sa pratique religieuse. Il y évoquait ainsi sa participation aux grandes fêtes chrétiennes principalement Pâques et la Toussaint qu’il passait assez systématiquement chez lui au Nouvion, parmi les siens.

Lavisse et les morts de la Grande Guerre

Les accents des premières lettres de Lavisse après l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne le 3 août 1914 traduisent chez lui le sentiment du travail accompli, quelles qu’en soient les conséquences. À la fin du mois d’août 1914, alors que les premières nouvelles d’hécatombes inutiles du côté des Ardennes n’avaient sans doute pas manqué de lui parvenir, il déclarait : « Nous attendons d’imprévisibles événements qui peuvent être terribles. J’ai fait mon entier sacrifice. Je n’ai pas peur de la mort, je la désirerais si je ne craignais une lâcheté cachée dans ce désir. »

Lavisse passa une bonne partie de la guerre à Paris à la tête de l’École normale supérieure qu’il dirigeait depuis 1904. L’hécatombe meurtrière de la guerre frappa un grand nombre des jeunes gens placés sous sa direction : sur 240 élèves présents à l’École normale supérieure au moment de l’entrée en guerre, 120 sont morts et 97 ont été blessés au cours du conflit. Ces disparitions répétées finirent malgré tout par faire douter le vieux professeur sur le sens de la vie au printemps 1918 : « J’attends l’arrêt du destin si tant est qu’il y ait un Dieu de ce nom. Je continue à osciller. ».

Les obsèques de Lavisse

Son enterrement au Nouvion en août 1922 fut tel qu’il l’avait souhaité par des volontés exprimées en 1913. Ce très beau texte, sans doute médité donc depuis une dizaine d’années, exprimait à plusieurs reprises un attachement profond à sa terre natale ainsi qu’à tout ce qui faisait, en résumé, la patrie du républicain :

« Il ne me sera rendu aucune sorte d’honneurs, ni militaires, ni civiles. Point de délégation académique ni universitaire, point de discours, point de fleurs. RIEN. […] Une délégation des enfants des écoles, garçons et filles, marchera de chaque côté du cercueil. Si la compagnie des pompiers est réorganisée et si elle envoie une délégation, celle-ci encadrera celle des enfants des écoles. Si la musique est réorganisée, je désire qu’elle joue à la messe un ou deux airs funèbres Au cimetière elle jouera la Marseillaise après que Monsieur le Maire aura parlé. Je désire en effet que Monsieur le Maire dise quelques paroles, mais qu’il parle surtout du Nouvionnais qui a bien aimé son pays. »

L’oraison funèbre de l’académicien français qu’il était fut prononcée seulement en 1932, par son deuxième successeur, Pierre Benoit, qui l’avait personnellement connu et pouvait ainsi déclarer : « La vérité c’est que personne n’a plus souvent parlé d’espérance qu’Ernest Lavisse et jamais de façon si désespérée ».

Crédits photos :

Illustration de l’article : Jean-Joseph Weerts, La Mort de Bara, 1883, Musée d’Orsay © Wikicommons

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