« Dumas veut nous faire comprendre l’histoire »

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Entretien écrit avec Yves Bruley, maître de conférences à l’EPHE

Une émission de Canal Académies

Au XIXe siècle, le roman historique représente un genre mineur. Alexandre Dumas s’en saisit pour raconter ce qu’il appelle « Le Drame de la France ». Il cherche à la fois à captiver et instruire son lecteur. Entretien avec Yves Bruley, maître de conférences à l’EPHE.

Les romans historiques de Dumas ont toujours autant d’adeptes. Comment expliquer un tel phénomène littéraire ?

 

Il est vrai qu’à part Michelet, qu’il admirait, les historiens ne touchent de son temps plus guère le grand public. Le génie de Dumas, c’est d’apprendre l’histoire à son lecteur en le captivant littéralement, et littérairement ! Il n’oppose pas le récit de fiction et le récit historique, non, il additionne les capacités de séduction de l’histoire et du roman. On peut ajouter aussi le théâtre, car bien des chapitres sont construits comme des scènes théâtrales.

A-t-il forgé, pour une part au moins, la façon dont les Français perçoivent leur histoire ?

 

Certainement. Comment penser à Richelieu sans penser aux mousquetaires ? On parle beaucoup du « roman national », une certaine vision de l’histoire de France imposée par l’enseignement scolaire de la Troisième République, avec ses fameux manuels comme le « Petit Lavisse ». Avec Dumas, nous n’avons pas un « roman national » mais une multitude de véritables romans, une « culture générale » historique mais non scolaire.

Avait-il le projet de couvrir toute l’histoire de France ?

 

Oui, il s’en explique, quelque part dans Les Compagnons de Jéhu : « Nous ne faisons pas un livre isolé, écrit-il, nous essayons de remplir un cadre immense. » Et il fait un parallèle intéressant avec Balzac : « Balzac a fait une grande et belle œuvre à cent faces, intitulée La Comédie humaine. Notre œuvre à nous, commencée en même temps que la sienne, […] peut s’intituler Le Drame de la France. »

-A-t-il réussi à remplir ce « cadre immense » ?

Dumas a écrit sur l’Antiquité, mais il n’a pas achevé Isaac Laquedem qui aurait traversé les siècles. Puis Le Batard de Mauléon vous entraine au Moyen Âge de Bordeaux à Séville derrière du Guesclin et le Prince Noir, Ascanio dans le Paris de la Renaissance. Viennent ensuite les grands cycles, qui comptent peu de lacunes chronologiques : les guerres de Religion, Louis XIII et Louis XIV avec les mousquetaires, la Régence avec Le chevalier d’Harmental, les Lumières et la Révolution avec la série Mémoires d’un médecin. Puis l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet avec Les Mohicans de Paris, Les Louves de Machecoul et Monte-Cristo, qui représente pour lui un roman sur le temps présent.

-Dumas prend beaucoup de libertés. Pour un historien, n’est-ce pas difficile à supporter de voir tous ces personnages de fiction mêlés aux personnages réels ?

Il est vrai que Dumas ose tout : il nous raconte la prise de la Bastille, la mort de Mirabeau ou la fuite à Varennes, en plaçant des personnages de fiction, non pas comme figurants mais comme acteurs majeurs des événements ! Le lecteur est ainsi placé dans les moments où la « grande histoire » peut basculer. C’est là l’une des causes du succès des romans historiques en général. Je préfère le roman historique assumé à une histoire romancée, où le lecteur ne sait pas toujours où il est. Les romans de Dumas comportent des éléments d’histoire factuelle, d’ailleurs souvent bien documentés, mais la fiction permet à Dumas de mieux entrer dans une époque, d’en faire sentir les complexités. Par exemple, dans ses romans sur la Révolution et l’ascension de Bonaparte (Ange Pitou, La comtesse de Charny, Le chevalier de Maison-Rouge, Les Blancs et les Bleus, Les Compagnons de Jéhu, etc.), Dumas a su éviter une vision simpliste de cette époque. Ses multiples personnages représentent les diverses parties de la société française, alors profondément divisée. Dumas fait plus que nous apprendre l’histoire : il veut nous la faire comprendre.

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