Delacroix expose les Scènes des massacres de Scio

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Par Côme Fabre, conservateur au Département des peintures du Musée du Louvre


Scènes des massacres de Scio a été le premier grand succès public de Delacroix, alors âgé de 26 ans. L’œuvre a attiré toute l’attention du public au Salon de 1824, agrégeant les débats à propos des « novateurs » de la peinture, forçant la critique à prendre position dans ce que l’on appellera la « bataille romantique ».

Delacroix et les Grecs en quête d’indépendance

Fils d’un préfet de la Première République, frère de militaires qui se sont illustrés sous le Premier Empire, Delacroix se sent le rejeton d’une famille privée injustement de son lustre après 1815. Cette disposition d’esprit, avide de liberté comme de gloire, le rend réceptif à la cause de l’indépendance grecque. Il est vrai qu’à partir de 1822, une grande part de l’opinion occidentale est acquise à ce combat. Désireux de secouer le joug de l’Empire ottoman, des rebelles grecs ont tenté de soulever le Péloponnèse et les îles de la mer Égée. Mais la répression exigée par le sultan s’exprime avec une violence inédite au printemps 1822 sur l’île de Chios (« Scio » pour les Vénitiens, qui ont longtemps contrôlé l’île). Afin de punir les habitants et terrifier le reste du pays, l’armée turque procède au massacre de la population civile, réduisant les survivants (majoritairement les femmes et les enfants) en esclavage. On estime que l’île a alors perdu les deux tiers de sa population. L’émotion en Europe est considérable et suscite la création de multiples initiatives philhellènes. Delacroix se joint au mouvement et y voit, dès mai 1823, un motif pour faire ses preuves comme peintre d’histoire contemporaine.

Une ambition artistique à la hauteur de la tragédie

Faute de temps et de moyens pour se rendre sur les lieux, il lit les comptes rendus dans la presse et fait la rencontre décisive du colonel Olivier Voutier (1796-1877), aventurier français engagé aux côtés des insurgés grecs. De passage à Paris à la fin de l’année 1823, Voutier éblouit Delacroix en lui racontant mille anecdotes et témoignages recueillis sur le terrain. Nous avons la chance de connaître, presque jour par jour, de janvier à juillet 1824, la genèse des Scènes des massacres de Chios grâce au journal que tient Delacroix à cette époque. On y lit l’impatience, l’enthousiasme, mais aussi les doutes et le découragement qui saisissent alternativement le jeune peintre. N’oublions pas qu’il entreprend ce grand format (4,20 mètres de hauteur par 3,50 mètres de largeur) de son propre chef, sans aucun financement extérieur ni aucune assurance préalable de trouver un acheteur ; de plus, sa notoriété est encore fragile, seulement établie par le succès de curiosité rencontré par son premier essai au Salon de 1822, Dante et Virgile aux enfers. La prise de risques est donc forte. Comme à son habitude, Delacroix peine à se conformer à une méthode de travail académique : il n’a pas la patience d’étudier séparément chaque personnage par un dessin précis, reporté ensuite sur la toile. Il peint directement d’après des modèles posant nus dans son atelier.

Peintre ou reporter ?

Le résultat est une composition étrange par sa force centrifuge. Les personnages se répartissent à la périphérie de la composition, laissant en son centre géométrique une trouée qui fait apercevoir les massacres proprement dits, rapidement esquissés. L’accent est mis sur les civils anonymes au premier plan, « attendant la mort ou l’esclavage » (sous-titre que Delacroix donne à son tableau). Le peintre juxtapose des petits groupes narratifs, dont il détaille les carnations et les vêtements avec l’acuité d’un reporter autant que la gourmandise du peintre. Un guerrier blessé et humilié est pleuré par sa jeune épouse, deux adolescents orphelins s’étreignent, une vieille agenouillée implore la clémence du ciel, un petit garçon nu se blottit sur le cadavre de sa mère, une jeune femme subit le rapt d’un cavalier ottoman. Jouant de la virtuosité de son pinceau et des sortilèges de sa palette, Delacroix peint avec de forts empâtements, multiplie les touches entrecroisées, les giclées de glacis transparents afin de traduire toutes les souffrances de ses personnages. Les fluides sont omniprésents : la sueur, les larmes, le sang coulant des plaies ouvertes, les veines gonflées et les chairs en décomposition étreignent le spectateur. Le tableau n’a cependant rien de misérabiliste : Delacroix ménage en effet un somptueux contraste entre les atrocités humaines d’une part et d’autre part la beauté des visages, la richesse des accessoires et la majestueuse indifférence de la nature. Contre la logique qui préférerait un format horizontal, l’artiste a préféré le format « portrait » (vertical) qui resserre les personnages dans un étau et fige la scène, en une sorte d’arrêt sur image. Ce procédé lui permet de déployer, sur la moitié supérieure de la toile, un vaste paysage comme vu d’oiseau : on distingue les champs de mastics, le port de Chios, la fumée d’incendies, la mer, et le ciel aux longues nuées traînantes, curieusement orangées.

Une œuvre clivante, mais unanimement applaudie

Présenté pour la première fois au public le 25 août 1824, dans les salles du Louvre qui font place, tous les deux ans, à l’exposition des artistes vivants, le tableau sidère, émeut, répugne ou charme : personne n’y est indifférent. Les critiques se déchirent mais s’accordent à y voir la naissance d’un peintre exceptionnel, tant par sa virtuosité immédiatement reconnaissable que par sa singulière maturité. Grâce à l’intervention du directeur des Musées royaux, le comte de Forbin, le tableau est acquis sur les crédits de la Couronne au prix considérable de 6 000 francs. Exposé au château de Versailles et au musée du Luxembourg avant de rejoindre les cimaises du Louvre en 1874, c’est l’un des rares chefs-d’œuvre de Delacroix qui a été visible du public sans interruption depuis sa création. Abondamment copié et admiré, il constitue un jalon du romantisme pictural français. Depuis sa restauration en 2019, la peinture a repris sa force plastique, qui se réactive et se recharge sans cesse au contact des photographies de guerre qui émaillent notre histoire contemporaine : à chaque nouveau massacre de civils, la modernité de la peinture de Delacroix nous revient à l’esprit comme au cœur.

À lire :

Barthélemy JOBERT, Delacroix, Paris, Galimard, 1997, p. 71-78.

Marie-Christine NATTA, Eugène Delacroix, Paris, Tallandier, 2010, p. 173-197.

Sébastien ALLARD et Côme FABRE (dir.), Delacroix (catalogue de l’exposition au musée du Louvre et au Metropolitan Museum of Art), Paris, Hazan – Louvre éditions, 2018, p. 38-42.

 

 

 

 

 

 

 

Crédits images :

Bannière de la page d’accueil et illustration en bas de page : Eugène Delacroix, Scène des massacres de Scio : familles grecques attendant la mort ou l’esclavage, 1824 © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Adrien Didierjean

Illustration du chapô : Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert, 1838 © Wikimedia Commons

Bannière de l’article : Eugène Delacroix, Scène des massacres de Scio : familles grecques attendant la mort ou l’esclavage, Détail, 1824 © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Adrien Didierjean

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