Début de la rédaction des Essais de Montaigne
RETOUR AU DOSSIERPar Alain Legros, chercheur associé au centre d’Études supérieures de la Renaissance, à l’Université de Tours
1572. Depuis les travaux de Pierre Villey sur les Essais au début du siècle dernier, il est admis que leur auteur, Michel de Montaigne (1533-1592), en a commencé la rédaction cette année-là. La précédente, il s’était aménagé une bibliothèque dans la tour d’entrée du château hérité de son père, d’où il pouvait aussi surveiller son domaine. Après treize ans de bons et loyaux services comme conseiller du roi au Parlement de Bordeaux, il s’était retiré sur ses terres du Périgord pour « se faire à lui-même la cour ». Tel était du moins son projet. Il avait alors 38 ans.
Un livre unique, écrit sur vingt ans
Terrible et confuse était cette époque de « troubles » dont il ne vit jamais la fin. Huit guerres de Religion (entre 1562 et 1598) auront été la toile de fond de ce livre unique, écrit sur vingt ans, conçu comme l’enregistrement d’une pensée en mouvement, dans une écriture parfois ample, parfois coupée, ouverte à toutes sortes de prolongements, évolutions, contradictions. Lui dont la toute première langue avait été le latin, il écrit dans un français qu’il pense en pleine métamorphose. Il meurt en préparant sa sixième édition, dont sa « fille d’alliance » une lectrice passionnée rencontrée à Paris, se fera l’éditrice posthume (1595). Les deux premières (1580, 1582), en deux livres, avaient été bordelaises, la cinquième (1588), en trois livres, parisienne. Et pourtant, déclarait-il alors, « mon livre est toujours un ».
Pour les lettrés de l’époque, étrange est le titre qu’il lui donne : un « essai », c’est alors un exercice écrit de collégien soumis à correction, ou bien la pesée évaluant la teneur en métal précieux d’une monnaie, ou encore l’action de l’officier de bouche goûtant chaque mets ou boisson avant son maître. La critique actuelle, surtout anglo-saxonne, aime à parler de Montaigne comme d’un « essayiste », un écrivain qui en somme s’inscrirait de lui-même consciemment dans un genre défini, ni fictionnel ni vraiment philosophique, mais « s’essayer », pour lui, c’était plus modestement tester la constance ou la variabilité de son jugement sur tous sujets (« je les prends sur un mouche ») avant de faire retour sur soi (selon le principe socratique du « Connais-toi toi-même »). Et en effet, selon les occasions, il traite de santé, de politique, d’histoire, de poésie, de désir amoureux, de la pluralité des mondes, de la question du suicide, des prières, de faits divers, de religion(s), d’éducation, de philosophie, d’expérience vécue, de mariage (avec Françoise de La Chassaigne), d’amitié idéale (avec Étienne de La Boétie), de lecture et de livres, de la mort, beaucoup, et surtout de la vie, passionnément goûtée, jusque dans la vieillesse.
Pourvu qu’on se sache « en apprentissage »
Ce livre vaut mieux que ses critiques, toujours plus ou moins réductrices, marquées par leur époque. Il y a ainsi eu plusieurs Montaigne dans l’histoire de sa réception : libertin, cynique, crypto-protestant, athée masqué, sceptique, relativiste, tolérant, opportuniste, philosophe des Lumières, républicain… Le plus simple est encore de le croire lui-même lorsqu’il affirme être fidèle au roi de France et à l’Église catholique. La difficulté pour nous, contemporains de l’ère du soupçon, c’est de penser qu’on puisse à la fois être tel et cependant penseur libre en matière d’éthique pourvu qu’on se sache « en apprentissage ». Au reste, cet auteur prisait l’action, à condition qu’elle ne soit pas suractivité maladive ou exaltation fanatique. Il n’a écrit son livre que par intermittence, chez lui et jamais sur les routes de France, d’Allemagne ou d’Italie (long voyage de 1580-1581, dont il a tenu en partie le « Journal »). Plus encore que maire de Bordeaux (quatre ans), il a été l’un de ces discrets négociateurs entre partis ennemis qui ont permis l’avènement et, plus tard, la conversion de Henri IV, qu’il aurait aimé rejoindre à Paris pour lui servir de conseiller privé une fois la paix assurée.
Pour celle ou celui qui s’aventure à ouvrir les Essais, fût-ce en traduction, le charme opère encore, 450 ans après : cet auteur me parle, dans tous les sens du terme. Et il me fait du bien. Son livre est une grande petite annonce : « S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resséante [sédentaire] ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n’est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os. ». Rien de plus corporel que cette écriture-là. Rien de plus proche en dépit du temps écoulé.
À lire :
Montaigne, Les Essais, édition de Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.
Montaigne, Les Essais, édition de Jean Céard, “La Pochothèque”, Paris, Le Livre de Poche, 2002
Ouvrages critiques :
Arlette Jouanna, Montaigne, Biographies nrf, Paris, Gallimard, 2017.
Alain Legros, Montaigne en quatre-vingts jours, Paris, Albin Michel, 2022.
Philippe Desan, Montaigne, une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014.
Global Montaigne, Mélanges en hommage à Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2021
Ouvrages iconographiques :
Anne-Marie Cocula et Alain Legros, Montaigne aux champs, Bordeaux, Éditions Sud Ouest, 2014.
Philippe Desan, Portraits à l’essai. iconographie de Montaigne, Paris, Honoré Champion, 2007 ;
Philippe Desan, Bibliotheca Desaniana. Catalogue Montaigne, Paris, Classiques Garnier, 2021.
Crédits photos :
Illustration de la page d’accueil : Portrait de Montaigne vers 1578, peinture anonyme © Wikicommons / Musée Condée
Illustration du chapô : Édition imprimée des Essais annotée par Montaigne, exemplaire de Bordeaux © Gallica / Bibliothèque de Bordeaux
Illustration de la notice générale : Signature de Montaigne © Montaigne à l’œuvre / A. Legros / Médiathèque de Fontenay-le-Comte