Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire : récit d’une controverse

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Article de Hervé Le Guyader, biologiste, professeur émérite de l’université Paris VI, ancien directeur du laboratoire Systématique, Adaptation, Évolution


En octobre 1829, Laurencet et Meyranx soumettent à l’Académie des sciences un mémoire intitulé Quelques considérations sur l’organisation des mollusques et consacré à la seiche. Quatre mois plus tard, toujours aucune nouvelle. Cuvier, Secrétaire perpétuel, avait enterré le dossier. Les deux zoologistes s’étonnent, et cette fois-ci Geoffroy est un des deux rapporteurs.

Chapitre 1 : Considérations sur la seiche

L’idée maîtresse du mémoire est qu’à une torsion près, la disposition des organes de la seiche est analogue à celle d’un vertébré, et la démonstration se fait par utilisation du principe des connexions. Geoffroy est ravi, et pense établir l’unité de plan entre vertébrés et mollusques, ce qu’il écrit dans son rapport, lu à l’Académie le 15 février 1830.

Cuvier, spécialiste des mollusques, se sent obligé de répondre, et ramène l’unité de Geoffroy à de vagues ressemblances. Geoffroy, piqué au vif, lit un mémoire important à la séance du 1er mars où il présente l’ensemble de ses idées, et, pour illustrer l’intérêt de ses principes, prend comme exemple l’hyoïde des vertébrés – l’os qui soutient la langue.

Chapitre 2 : L’exemple de l’os hyoïde

Le 22 mars, Cuvier propose alors un nouveau mémoire, Considérations sur l’os hyoïde, véritable réquisitoire où il montre que Geoffroy se trompe, soulignant, en particulier, que de nombreux animaux sont dépourvus d’hyoïde. Le 29 mars, Geoffroy argue qu’on ne peut comparer immédiatement des animaux très éloignés dans une échelle de complexité, et qu’il faut tenir compte de leurs degrés d’organisation. Pour lui, comparer un mollusque et un vertébré reviendrait à comparer un embryon et un stade adulte : « Il faut heure, âge convenable pour que, dans un embryon quelconque d’homme, de mammifère, d’oiseau, etc, l’hyoïde apparaisse ; auparavant, il n’est pas compatible avec le degré d’organisation de cette époque. […] Il n’y a, il ne peut y avoir d’hyoïde ; quoi de surprenant à cet égard ? » Ainsi, suivant Geoffroy, le plan unique d’organisation est plus ou moins actualisé suivant le degré de développement de l’animal. Ainsi les mollusques n’ont pas encore d’hyoïde, mais il y est virtuellement. Comme l’écrira plus tard son collaborateur et ami Étienne Serres : « On voit d’abord la forme transitoire des embryons supérieurs revêtir fugitivement et en passant les attributs organiques et permanents des animaux inférieurs ; de plus l’organisation permanente de ces derniers dessine dans ses degrés successifs de perfection toutes les phases embryonnaires de celui d’entre eux qui se rapproche le plus du dernier des vertébrés ; de sorte que, pour eux aussi, les coupes diverses de leur zoologie ne sont en quelque sorte que l’échelle graduée de leur organogénie. » Quelques dizaines d’années plus tard, une rationalisation de ces idées floues se fera en comparant deux flèches du temps, celle de l’embryologie et celle de la paléontologie. Ce sera la loi de récapitulation, qui postule que l’ordre d’apparition des caractères suivant l’embryogenèse calque celui de leur apparition suivant la phylogenèse, c’est-à-dire suivant les temps paléontologiques. Il est clair qu’à l’époque Cuvier pouvait facilement montrer que ce ne sont que des hypothèses invérifiables.

Chapitre 3 : Le retour des crocodiles de Caen

Malgré ces farouches affrontements, les liens affectifs existaient toujours. Anaïs, fille de Geoffroy, décède pendant la controverse. Cuvier, qui avait perdu sa fille Clémentine deux ans auparavant, vient pleurer avec lui. Ce décès interrompt la discussion, qui néanmoins reprend le 5 avril, pour s’arrêter le 7 juin quand Geoffroy présente à l’Académie un ouvrage reprenant ses thèses et celles de Cuvier – avec une grande objectivité.

Pour la plupart des historiens, la controverse se termine ce jour. Ce n’est pas tout à fait exact. En effet, après les trois Glorieuses (27, 28, 29 juillet 1830), Cuvier se réfugie à Londres.  L’abdication de Charles X suivie de l’avènement de Louis-Philippe calme le jeu, et Cuvier revient à Paris. Les séances à l’Académie reprennent et, coup sur coup, les 4 et 11 octobre, Geoffroy lit deux mémoires sur les crocodiles fossiles. Il reprend donc les hostilités, en ramenant la discussion dans le champ de la paléontologie. Il souhaite montrer que Cuvier n’est pas infaillible dans le « monde des faits ». Pour résumer, Geoffroy attaque le fixisme de Cuvier.

Mais l’Académie est fatiguée de ces disputes, et la suite se passe en vaudeville au Collège de France, où Cuvier est professeur – mais pas Geoffroy. Qu’importe ! Il y est aidé par Ampère, qui vient écouter Cuvier, pour donner, à son cours où il alterne physique et biologie, une réponse préparée avec l’aide de Geoffroy. Frédéric Cuvier, frère de Georges, espionne Ampère, rend compte à son frère qui répond la semaine suivante… Ce jeu s’arrêta définitivement à la mort de Cuvier, le 13 mai 1832.

Geoffroy reprend la plupart de ces idées dans un texte de 1833, texte capital où il fonde la paléontologie évolutive. Il pose un problème qui ne sera d’actualité qu’un siècle plus tard, celui de l’origine de la vie. Mais les élèves de Cuvier, qui ont pris toutes les places éminentes, vont lui reprocher de porter atteinte à la mémoire d’un disparu et dénigrent systématiquement et pour longtemps la pensée de Geoffroy. Ce dernier devient aveugle, sans doute une conséquence des ophtalmies contractées en Égypte, pour décéder le 19 juin 1844.

 

Crédits photos :

Illustration de l’article : Planche VII du mémoire de Geoffroy Saint-Hilaire sur la vertèbre de 1822  © CNRS

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