Claude Monet, « enivré par la lumière »

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Extrait de l'Histoire de l’art, d'Élie Faure (L'art moderne)


Pour Élie Faure, le nom d’ « impressionnisme » rend parfaitement compte du mouvement pictural auquel se rattache Claude Monet. Mais les principes théoriques de sa peinture se résument pour lui « au besoin de la minute », c’est-à-dire aux mille nuances de la lumière que l’œil du peintre est le seul à percevoir, et son art à pouvoir nous révéler.

Claude Monet est enivré par la lumière, et, à deux siècles de distance, répond par son lyrisme exaspéré d’étendue libre, au lyrisme de Claude Lorrain enfermé dans l’architecture rigoureuse de la volonté et de la raison.

Il aperçoit le soleil avant tous les autres, même quand il n’est pas encore levé, même quand le ciel est couvert. À travers les nuages ou d’au-delà la courbe de la terre, le soleil inonde l’univers d’une pluie pulvérulente de rayons que son œil est seul à voir. La nappe de clarté que le soleil répand sur le monde est pour lui une foule innombrable où errent et s’entrecroisent cent mille atomes colorés que les autres hommes voient d’un bloc. Il distingue du soleil d’été le soleil d’hiver, le soleil du printemps du soleil d’automne. Le soleil de l’aube et le soleil du crépuscule ne sont pas le même soleil que celui des dix ou quinze heures qui se sont écoulées entre son lever et sa chute. De minute en minute, il suit son apparition, sa croissance, sa décroissance, ses éclipses soudaines et ses brusques retours sur la surface immense de la vie dont chaque saison, chaque mois, chaque semaine et le vent et la pluie et la poussière et la neige et le gel changent le caractère et le timbre et l’accent. Voici cent images de la même eau, cent images des mêmes arbres et ce sont comme le rire et le sourire et la souffrance et l’espoir et l’inquiétude et la terreur sur la même face humaine, suivant que le plein jour ou la grande ombre y règne ou tous les degrés qui séparent la grande ombre du plein jour. Certes, la forme est là encore, mais elle fuit et se dérobe comme celle de ces visages si mobiles que l’expression de leurs yeux et de leurs lèvres semblent flotter devant eux. Quelle est, chez cette homme si vivant, la part de la théorie ? Nulle. Elle s’adapte étroitement au besoin de la minute et utilise, pour justifier la forme d’art que, chez Pissarro par exemple, elle prétend régenter, les systèmes scientifiques en vogue à ce moment-là. Mais qu’importe. Ce qui est là, c’est de l’eau, c’est du ciel, c’est une immense et changeante lumière où apparaissent vaguement des palais, des ponts, des arbres, des falaises, des tours qui tremblent dans la mer et la rivière en un échange universel, subtil et dansant de reflets tous teintés d’autres reflets, d’ombres mouvantes et transparentes, de brusques coins inattendus de ténèbres et de clarté. Voici des étendues marines, voici des voiles, voici des  nuages qui flottent entre le ciel et la mer. Voici la morne profondeur et l’écume illuminée, voici des fantômes de fleurs sous la surface des étangs. Voici l’ombre des feuilles mêlée dans les ruisseaux vivants à l’ondulation des algues. Voici tout ce qui passe et tremble et ne pouvait s’arrêter avant lui et qui continue à passer et à trembler quand il l’arrête. Voici le brouillard. Voici le verglas et le givre. Voici les fumées traînantes des trains et des bateaux. Voici l’odeur des herbes brûlées, des herbes fleuries, des herbes humides. Voici le brusque frisson froid qui glace les couleurs du monde avec le vent. Quand il peint les pierres des façades, les jeux du soleil et de l’ombre et de la brume et des saisons les font remuer comme la surface des arbres, comme les nuées de l’air, comme le visage des eaux. Il est le peintres des eaux, le peintre de l’air, le peintre des miroitements de l’air dans l’eau, de l’eau dans l’air, et de tout ce qui flotte, oscille, rôde, hésite, va et vient entre l’air et l’eau. Une ombre passe, on ne voit plus palpiter au fond d’elle qu’une vague lueur, une flèche lointaine, la crête d’un petit flot, une illumination survient, tout réapparaît une seconde pour se dissocier tout de suite et se noyer dans le soleil.

Élie Faure, Histoire de l’art, L’Art moderne, Chap.8 : Le romantisme et le matérialisme

Terrasse à Sainte-Adresse, Claude Monet (1867) © Metropolitan Museum of Art | WikiCommons
Claude Monet peignant à l’orée d’une forêt, John Singer Sargent (1885) © Tate Britain | WikiCommons
Le pont d’Argenteuil, Claude Monet (1874) © Musée d’Orsay | WikiCommons

 

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Déjeuner sur l’herbe, Claude Monet (1865) © Musée d’Orsay | WikiCommons

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