Charlemagne seul roi des Francs

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Par Laurent THEIS, docteur en histoire, spécialiste d’histoire médiévale


Samoussy (Aisne) est séparé de Valenciennes (Nord) d’environ 140 km. Dans le deuxième tiers du VIIIe siècle, en dépit de l’état des routes, qui, surtout dans cette région très fréquentée par les princes laïques et ecclésiastiques et leurs suites, n’était pas si mauvais, et de l’organisation des transports qui permettait de circuler de nuit, même le coursier le plus véloce pouvait difficilement parcourir ce trajet en une journée ; d’autant qu’on était en toute fin d’automne. C’est dire que, le 4 décembre 771, la mort du roi Carloman ne fut connue que de son entourage immédiat, principalement son épouse Gerberge et leurs deux très jeunes enfants. Peut-être sa mère la reine Bertrade, célèbre par son grand pied, et native de Samoussy, était-elle à proximité. Le frère aîné de Carloman, le roi Charles, ne fut informé au mieux que le lendemain soir, plus tard sans doute. Il se trouvait alors à Valenciennes, présidant une assemblée générale des Francs ressortissant de son royaume. Même en la quittant toutes affaires cessantes, pour gagner la résidence royale de Corbeny, elle aussi proche de Laon, il lui faudrait bien deux jours. Ce n’est donc que le 7 ou le 8 décembre que le fils aîné de Pépin le Bref fut reconnu comme seul roi des Francs. Il avait dû attendre trois années, et cette heureuse circonstance.

La disparition d’un frère et la charge de seul roi des Francs

En effet, rien dans la tradition franque ne faisait obstacle à ce que le gouvernement du regnum Francorum, entité politique unique s’étendant alors de la Frise à la Méditerranée et de la Thuringe à l’Atlantique, fût réparti entre les différents ayants-droit, dès lors qu’ils étaient eux-mêmes d’ascendance royale. Ainsi, à la mort de Clovis en 511, le royaume avait été partagé-et non divisé- entre ses quatre fils, désignés chacun comme « roi des Francs ». Pépin le Bref lui-même, pendant six ans, avait exercé son principat conjointement avec son frère aîné Carloman, jusqu’à ce que ce dernier se retire opportunément dans un monastère ; ce qui facilita grandement l’accès du cadet à la royauté en 751. Vingt ans plus tard, la situation se reproduisit quasiment à l’identique : la royauté franque, exercée par les deux frères comme l’avait voulu leur père Pépin peu avant sa mort en 768, n’avait plus qu’un titulaire. C’est pourquoi l’événement n’a laissé dans les sources qu’une trace discrète. Le 4 décembre 771 n’a jamais eu sa place dans les journées qui ont prétendument fait la France. Les Annales royales, sorte de Journal officiel de la dynastie carolingienne, ne lui consacrent que quelques lignes, toutes en faveur de Charles. Aucune opposition sérieuse ne se serait donc élevée contre l’annexion par ce dernier du royaume de son frère, dont la substance et la configuration, tout comme pour celui de Charles, demeurent du reste difficiles à définir ? Pourtant Carloman laissait au moins un fils, deux peut-être, qui selon la coutume étaient en droit de lui succéder. Or la reine Gerberge partit aussitôt avec eux se réfugier à Pavie chez son père Didier, roi des Lombards, accompagnée d’’un certain nombre d’aristocrates fidèles à son mari. Si l’on ajoute que Charles renvoya au même Didier son autre fille qu’il avait épousée quelques mois plus tôt, il apparaît que sa prise de pouvoir, approuvée par les magnats réunis à Corbeny et vraisemblablement sanctionnée par un nouveau sacre, constitua en fait une manière de coup de force.

Les prémices de l’empire 

C’est que la force était de son côté. Démontrant ses qualités de chef, que la suite devait amplement confirmer, le roi Charles avait pris en 769 une longueur d’avance en menant en Aquitaine, chroniquement rebelle à la domination franque, une expédition victorieuse à laquelle Carloman avait refusé de participer. Il put faire valoir le moment venu le prestige ainsi acquis auprès des grands du royaume fraternel, ces puissants qui formaient l’encadrement social et l’armature administrative du pays, comme les comtes Garin et Adalard, Wilchaire, détenteur du prestigieux archevêché de Sens, ou encore Fulrad, chapelain de Carloman et abbé de Saint-Denis, haut lieu de la royauté franque, où Charles Martel et Pépin le Bref avaient choisi d’être inhumés, où ce dernier, en 754, avait été sacré roi par le pape Etienne II, avec ses deux fils. Tous trois avaient été proclamés « patrices des Romains », autrement dit protecteurs, à sa demande, de la papauté, en lieu et place de l’empereur byzantin et contre les Lombards qui la menaçaient. Les Francs et leurs rois faisaient désormais figure de meilleurs tuteurs de l’Église d’Occident. Cette conjonction des forces matérielles et spirituelles assura le succès de Charles, ouvrant la perspective, certes encore lointaine, de la consécration impériale du désormais seul roi des Francs, élu de Dieu par le sacre autant que désigné par son aristocratie laïque et ecclésiastique. Déjà, en 774, il s’est emparé de la couronne lombarde. Charles est désormais en passe de devenir Charlemagne.

 

À lire :

Eginhard, Vie de Charlemagne. Texte, traduction et notes par Michel Sot et Marie-Christine Veyrard-Cosme, les Belles-Lettres, 2014.

Jean Favier, Charlemagne, Fayard, 1999.

Marie-Céline Isaïa, Histoire des Carolingiens, Points-Seuil, 2014.

Pierre Riché, Les Carolingiens. Une famille qui fit l’Europe, Hachette, 1983.

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