Chapitre 1 : Le retraité de la tour et le premier prince du sang

RETOUR AU DOSSIER

Article d’Anne-Marie Cocula, présidente honoraire de l’Université Bordeaux-Montaigne


L’auteur des Essais a longtemps été associé à l’image d’un sage retiré dans sa tour, à l’écart du monde, après avoir rompu avec la vie publique. Cependant la correspondance que Montaigne entretint pendant les dernières années de sa vie avec Henri de Navarre, futur Henri IV, montre qu’il ne cessa jamais de se préoccuper de l’avenir du royaume.

Nombreux sont les spécialistes de l’œuvre de Montaigne qui avaient l’habitude de dresser de lui le portrait d’un sage retiré dans sa seigneurie du Périgord pour mener à bien, en toute tranquillité, l’écriture des trois livres des Essais, dont la rédaction débute dans les années 1572-1573 et se prolonge jusqu’à sa mort, survenue chez lui le 13 septembre 1592. Ces deux décennies étant jalonnées par l’édition à Bordeaux, en 1580, des deux premiers livres chez l’imprimeur Simon Millanges ; puis, en 1588, à Paris, par celle des trois livres chez le libraire Abel Langelier. Dès sa parution, Montaigne entreprend la correction de cette nouvelle édition. De page en page, sur l’un des exemplaires, utilisant au mieux les espaces laissés libres par l’impression, il ajoute des compléments manuscrits. Ses corrections et ses ajouts constituent « l’Exemplaire de Bordeaux » (EB). Conservé à la Bibliothèque municipale, il représente un trésor de création littéraire dont l’élaboration continue accapare ses dernières années dans sa demeure et son village.

En somme, l’aboutissement d’une longue retraite consacrée à la rédaction d’une œuvre profondément originale, entreprise à l’approche de la quarantaine, quelques années après la mort de son père, Pierre Eyquem, qui a fait de lui l’héritier de la seigneurie acquise par leurs ancêtres en 1477. En prévision de ce retour sur les lieux de son enfance, Montaigne fait aménager pour son usage personnel la tour d’entrée défensive de sa maison-forte, édifiée pour protéger Bordeaux et sa région au cours de la guerre de Cent ans. Au second étage de la tour il installe sa librairie, vouée à la lecture et l’écriture, riche d’un millier d’ouvrages. Dans un cabinet attenant, décoré de fresques aujourd’hui presque effacées, il a fait inscrire en majuscules son « dégoût » pour la vie publique et le souhait ardent d’une retraite vouée aux muses antiques.

Comment ne pas le croire sur parole au sortir de sa charge de conseiller du roi au parlement de Guyenne où il a siégé de 1556 à 1570, années cruciales du déchaînement des « guerres civiles », appelées plus tard guerres de religion ? Montaigne les juge « monstrueuses » puisqu’elles opposent ses compatriotes, tous sujets d’un même souverain et tous chrétiens, catholiques ou protestants. Il meurt sans connaître leur dénouement avec, pour seul espoir, le succès d’Henri IV devenu roi de France, en août 1589, à la suite de l’assassinat d’Henri III. Mais cet espoir est conditionné à la conversion au catholicisme de ce souverain protestant que ses adversaires, les catholiques ligueurs, ont exclu par deux fois, en 1585 et 1588, de ses droits à la couronne comme hérétique. Dans la dernière lettre adressée au souverain en juillet 1590, Montaigne ne s’est pas permis de lui conseiller de changer de religion, il s’est contenté de lui suggérer de rentrer dans Paris, sa capitale, aux mains des ligueurs depuis mai 1588, assiégée et affamée par l’armée royale depuis le début de 1589. Leurs échanges épistolaires, même fragmentaires, éclairent sur la connivence qui s’est établie entre le retraité de la tour et le premier prince du sang, chef de la maison de Bourbon qui succède à Henri III, le dernier roi Valois, privé de descendance.

À lire :

Anne-Marie Cocula et Alain Legros, Montaigne aux champs, Bordeaux, Éditions Sud-Ouest, 2011.

Anne-Marie Cocula, Montaigne 1588, L’aube d’une révolution, Éditions Fanlac, 2021.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Les Moissoneneurs, Pieter Bruegel l’Ancien, 1565 © The MET Museum

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