Séjour d’Alexandra David-Neel à Lhassa

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Par Laure Dominique Agniel, auteure et réalisatrice, biographe d’Alexandra David-Neel


Une seule photographie montre Alexandra David-Neel (1868-1969) à Lhassa : assise sur le sol devant le palais du Potala, vêtue d’une tunique de bure à capuche, le visage noirci. Elle est maigre, sale, épuisée, méconnaissable ; si loin de l’élégante voyageuse en robe de mousseline et chapeau blanc arrivé en Inde treize ans auparavant. Celle qui voyageait en chaise à porteurs avec serviteurs, chevaux et yaks vient de parcourir deux mille kilomètres à pied du Sichuan à Lhassa, en plein hiver, avec le jeune Yongden.

Aller à Lhassa : Ce rêve est né le 6 octobre 1914, lorsque, résidente au Sikkim, Alexandra franchit pour la première fois le col de Chöten Nyima, 5800 mètres, qui marque la frontière entre l’Inde et le Tibet. Fascinée par les paysages vertigineux du pays des neiges, elle passera une deuxième fois la frontière en juillet 1916, à cheval, accompagnée de trois serviteurs, et parviendra à Shigatzé, la deuxième ville du Tibet, où elle sera reçue pendant un mois au monastère de Tashilumpo par le Panchen Lama, deuxième dignitaire du bouddhisme tibétain. Cette excursion lui coûtera très cher : elle sera expulsée du Sikkim par le gouverneur britannique et commencera une errance de plusieurs années en Asie.

Nostalgie du pays des neiges

 « J’ai le mal du pays, pour un pays qui n’est pas le mien, écrit-elle à son mari le 12 mars 1917. Les steppes, les solitudes, les neiges éternelles et le grand ciel clair de là-haut me hantent ! […] Pays qui semble appartenir à un autre monde, pays de titans ou de dieux. Je reste ensorcelée »

Alexandra mettra sept ans à revenir au Tibet. Une première tentative échoue en 1921. Elle tente d’entrer en territoire tibétain venant de l’Amdo, – une région sous administration chinoise –, avec une caravane d’une quinzaine de personnes. Sa caravane, peu discrète, est arrêtée et reconduite à la frontière. Deux autres tentatives se soldent par un échec. Loin de la décourager, l’obstacle galvanise la voyageuse : « C’est alors que l’idée d’aller à Lhassa, restée un peu vague jusqu’à ce moment, devint chez moi, une décision fermement arrêtée. Aucune revanche ne pouvait surpasser celle-là ; je la voulais à n’importe quel prix, je l’aurais ! J’en fis le serment en face du poste frontière où l’on m’avait reconduite »

Cette fois, il n’est plus question de serviteurs, de chevaux ni de bagages. Alexandra et son compagnon de voyage Yongden voyageront comme les nombreux pèlerins que l’on croise à travers pays des neiges. Ils partiront du Yunnan, à l’Est du Tibet. En septembre 1923, elle révèle à mots couverts son projet secret à son mari Philippe Neel. « Pense à moi de temps en temps, mon très cher […]. Garde un bon souvenir aux explorateurs en miniature qui auront tenté une chose que leurs glorieux confrères dont les noms sont célèbres n’auraient peut-être jamais eu le cœur d’entreprendre. Mais certainement, tout ira bien. C’est une longue promenade à faire, voilà tout ». Alexandra a souvent écrit que pour voyager, il suffisait de mettre un pied devant l’autre… elle qui dès l’adolescence a parcouru à pied de longues distances à travers la Belgique, la France, la Suisse et l’Italie…

« Une longue promenade à faire, voilà tout ! »

Baluchon sur le dos, Alexandra et le jeune Yongden prennent la direction de l’ouest le 24 octobre, jour anniversaire de la naissance de Louise Eugénie Alexandrine Marie David il y a 55 ans. Elle se fera passer pour la vieille mère de Yongden et ressemble à une parfaite Tibétaine : la peau noircie au charbon de bois et à la cendre, des tresses en crins de yak accrochées à ses cheveux, sans oublier de longues boucles d’oreilles. Alexandra qui a été cantatrice dans sa jeunesse a toujours eu le goût des déguisements. Lorsque des brigands menacent les voyageurs, elle se souvient de ses rôles de tragédienne et vocalise avec tant de fureur que les voleurs prennent la fuite. Comme tous les pèlerins, les voyageurs mendient leur nourriture dans les villages, mais elle ne parle pas car son tibétain littéraire la trahirait. Ils dorment dans des grottes, les nuits sont glaciales. Alexandra met en pratique ce que lui a appris son maître au Sikkim : produire soi-même la chaleur interne (toumo). Yongden glisse dans un ravin, se foule le pied, ils restent six jours sans manger… Lorsqu’enfin ils peuvent s’abriter autour d’un feu dans une caverne, Alexandra retrouve l’exaltation qu’elle ressent dans ces espaces grandioses : « Je pensai à ce monde mystérieux des fées, des dieux et des démons, si proche de ceux qui vivent parmi la nature sauvage. »

Après quatre mois de marche à travers l’Himalaya, le palais du Potala leur apparaît blanc et massif dans le ciel bleu. Ses toits dorés lancent des étincelles dans le soleil levant. Alexandra a envie d’entonner un chant triomphal mais, prudent, Yongden l’en empêche. Une tempête de sable soudaine leur permet d’entrer dans la ville dans un parfait anonymat parmi la foule qui courbe la tête sous la bourrasque.

Lhassa

Alexandra est la première occidentale à découvrir Lhassa, pourtant elle n’aime pas la ville. Même le Potala, demeure du Dalaï Lama, ne l’impressionne pas. Elle le trouve trop riche, trop « chinois ». Devant le temple du Jokhang, elle se prosterne avec les pèlerins, front contre terre. Elle visite les monastères voisins de Ganden et de Séra. Après deux mois à Lhassa, elle veut rentrer, retrouver Philippe, prendre un bain, manger correctement, et faire connaître son exploit. Elle achète deux chevaux avec les pièces d’or cousues dans ses hardes et prend la direction de la frontière jusqu’au poste militaire britannique de Gyantsé.  Elle ne se cache plus. Le capitaine Perry l’interpelle et n’en croit pas ses yeux. Cette Française en haillons est l’orientaliste dont il a entendu parler. Elle est venue du Yunnan, par les hauts cols ! En plein hiver ! L’agent commercial David MacDonald accueille les voyageurs chez lui. Ils ne rentreront en France qu’en mai 1925.

À lire :

Jeanne Mascolo de Filippis, Alexandra David-Neel, cent ans d’aventures, Paulsen 2019 et 2023 pour l’édition poche

Joëlle Désiré-Marchand, Alexandra David-Neel, passeur pour notre temps, Passeur éditeur, 2016

Jennifer Lesieur, Alexandra David-Neel, Gallimard 2013

Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Fayard, 1997

Laure-Dominique Agniel, Alexandra David-Neel, exploratrice et féministe, Tallandier, 2018 et 2021 pour l’édition poche

Crédits images 

Illustration d’accueil : Ms 3502, couvercle © Fonds Schilling von Canstadt / Bibliothèque de l’Institut de France

Illustration du chapô : Alexandra David-Neel devant de Potala à Lhassa en 1924 © Wikimedia Commons

Illustration de l’article : Photographie du Tibet, 1899 © Gallica / BNF 

 

 

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