Vivant Denon, le rêve d’un « musée universel »
RETOUR AU DOSSIERPar Marie-Anne Dupuy-Vachey, historienne de l’art
De Chalon-sur-Saône où il voit le jour en 1747, à Paris où il s’éteint à soixante-dix-huit ans, voyages, aventures, rencontres, conquêtes, succès – et aussi quelques échecs – jalonnent un parcours qui aurait pu nourrir plusieurs vies.
Vivant Denon, de la Dolce Vita à l’expédition d’Égypte

La célébrité de Denon a longtemps tenu à un petit conte libertin, publié en 1777, sous les initiales M.D.G.O.D.R. pour Monsieur Denon, gentilhomme ordinaire du Roi, une charge obtenue à vingt et un ans. Chef d’œuvre du genre, Point de lendemain n’a cessé depuis d’être réédité. Le Bourguignon fut moins heureux dans sa carrière diplomatique qui le mena successivement en Russie, en Suisse, puis à Naples, mais le prépara aux hautes fonctions auxquelles il serait appelé au début du siècle suivant. En 1787, l’Académie royale de peinture et de sculpture le reçut en tant qu’artiste de « divers talents ». L’année suivante, il s’installe à Venise où le retiennent les charmes d’une jolie Grecque, Isabella Teotochi Marin, dite Bettine. Ce séjour idyllique partagé entre la gravure et le collectionnisme s’interrompt brutalement en 1793. Soupçonné d’espionner pour le compte de la Convention, le dilettante est chassé de la Sérénissime. Sa correspondance avec Bettine, entretenue jusqu’à la veille de sa mort, témoigne d’une belle sensibilité.
De retour à Paris, Denon est rayé de la liste des Émigrés grâce à la protection de Robespierre et de David. Son entregent et son art de la conversation lui ouvrent les portes des salons. Son destin se voit transformé par sa rencontre avec le général Bonaparte qui l’invite à le suivre en Égypte. Le 2 juillet 1798, Denon débarque à Alexandrie. Le crayon toujours en main, il remplit son portefeuille de centaines de dessins pris sur le vif. À l’issue de longs mois de chevauchées dans le désert, sous un soleil de plomb, il retourne en France avec Bonaparte. Son Voyage dans la Basse et la Haute Égypte, publié en 1802, connaît un succès immédiat et va jouer un rôle majeur dans le développement de l’égyptomanie. Le grand in-folio s’ouvre sur une dédicace à Bonaparte, devenu entretemps Premier consul, auquel Denon ne cessera de vouer un véritable culte.

Le premier administrateur du Louvre

Le 19 novembre 1802, Denon est nommé directeur du Musée central des Arts ouvert au public en 1793. Le premier directeur du Louvre ambitionne de repousser les limites chronologiques et géographiques du musée et veut développer son rôle éducatif. Aussi favorise-t-il une présentation chronologique des œuvres pour rendre compréhensible l’évolution de la peinture. L’autre préoccupation du directeur, pour ne pas dire son obsession, est l’enrichissement des collections, principalement par le biais des saisies effectuées dans le sillage des conquêtes napoléoniennes. « L’aigle rapace », comme les spoliés le qualifient, parcourt toute l’Europe pour envoyer sur les rives de la Seine les trésors de Vienne, Munich, Berlin, Cassel, Brunswick, Dantzig, Madrid… La suppression des couvents et congrégations religieuses en Italie lui offre l’opportunité de sélectionner les œuvres de peintres dont le Louvre est particulièrement démuni : Cimabue, Giotto, Fra Angelico, Lippi… En exposant les écoles dites « primitives », Denon est particulièrement fier de montrer « la filiation des arts depuis leur renaissance en Europe » jusqu’à Raphaël. En l’espace d’une dizaine d’années il organise le plus grand rassemblement d’œuvres d’art qui ait jamais existé. Il en confie l’inventaire au jeune Henri Beyle, alias Stendhal.
La passion de l’art

L’énergie et le sens de l’organisation de Denon sont également au service de l’art de son temps. Au travers des manufactures placées sous son autorité – Gobelins, Sèvres, Beauvais – et par le biais des commandes passées aux peintres, sculpteurs et graveurs, Denon exerce un contrôle étroit de la production artistique en la soumettant en grande part à la propagande impériale. Il donne des instructions précises quant aux sujets à représenter, fixe les prix, organise l’exposition des œuvres dans le Salon carré du Louvre. On lui doit aussi le programme iconographique de la colonne Vendôme et de l’arc du Carrousel célébrant les victoires. Si David échappe à son autorité, Gros, Gérard, Prud’hon, Cartellier et d’autres artistes moins en vue, se félicitent d’avoir les faveurs du directeur.
Mais Waterloo met fin à ses fonctions et fait s’écrouler son rêve d’un « musée universel ». Tentant en vain de résister aux demandes de restitution, le baron Denon remet sa démission à Louis XVIII le 3 octobre 1815. Il n’en continue pas moins à se consacrer aux arts, à la lithographie et à sa propre collection. Celle-ci est pour le moins éclectique. Aux côtés du Pierrot de Watteau, des gravures de Rembrandt, des dessins de Dürer, Parmesan ou Fragonard, figurent un pied de momie (qui inspira Théophile Gautier), des émaux de Limoges, des statuettes océaniennes, des porcelaines chinoises, des laques japonaises, des bronzes venus d’Inde, des terres cuites péruviennes… À la veille de sa mort, cet homme-orchestre, pédagogue, visionnaire, nourrissait encore des projets et ambitionnait d’écrire une histoire de l’art illustrée à partir de sa seule collection. Personnalité hors du commun au parcours éminemment romanesque, Denon, tout en appartenant au siècle des Lumières, fut un pionnier par l’audace de ses goûts et le désir de les faire partager.
À lire :
Pierre LELIÈVRE, Vivant Denon, homme des lumières, « ministre des arts » de Napoléon, Paris, 1993.
Dominique-Vivant Denon. L’œil de Napoléon, exposition Paris, musée du Louvre, Pierre Rosenberg commissaire général, cat. sous dir.e Marie-Anne Dupuy, Paris, 1999.
Vivant Denon, Directeur des Musées sous le Consulat et l’Empire (1802-1815), Correspondance, éd. établie par Marie-Anne Dupuy, Isabelle le Masne de Chermont, Elaine Williamson, Paris, 1999, 2 vol.
Vivant Denon, Lettres à Bettine, éd. sous dir. Fausta Garavini, Arles, Acte Sud, 1999.
Crédits images :
Bannière de la page d’accueil :
Benjamin Zix, Denon examinant des tableaux à Cassel. Plume et encre brune, lavis brun. Dim. (H x L cm) : 13 x 16. © GrandPalaisRmn / Musée du Louvre (Paris) / Jean-Gilles Berizzi
Illustration du chapô :
Robert Lefèvre, Portrait de Vivant Denon, 1808. Huile sur toile. Dim. (H x L cm) : 92 x 78. ©WikiCommons / Musée de l’Histoire de France (Versailles)
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Benjamin Zix, Denon faisant visiter l’exposition au Louvre des objets d’art conquis en Allemagne. Aquarelle. Dim.(H x L cm) : 17 x 26. © GrandPalaisRmn / Musée du Louvre (Paris) / Thierry Le Mage.
Corps du texte :
« Les savants mesurant le sphinx » d’après Dominique-Vivant Denon, extrait de Voyage dans la basse et la haute Égypte, pendant les campagnes du général Bonaparte, 1802. © WikiCommons / Université d’Heidelberg.
Alexandre-Evariste Fragonnard, Vivant Denon replaçant les restes du Cid dans sa tombe, 1811. Huile sur toile. Dim. (H x L cm) : 40 x 35. © WikiCommons / Musée Antoine Lecuyer (Saint-Quentin)
Benjamin Zix, Portrait allégorique de Vivant Denon travaillant dans la Salle de Diane au Louvre, 1811. Plume et encre brune, lavis brun. © WikiCommons / Musée du Louvre (Paris)
Benjamin Zix, Denon examinant des tableaux à Cassel. Plume et encre brune, lavis brun. Dim. (H x L cm) : 13 x 16. © GrandPalaisRmn / Musée du Louvre (Paris) / Jean-Gilles Berizzi