Une « papauté française » ? Les papes d’Avignon dans la mémoire nationale

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Entretien écrit avec Yves Bruley, maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études


Avignon et le Comtat Venaissin occupent une place originale dans la mémoire nationale ; le Palais des Papes est l’un des monuments les plus visités de France. Comment expliquer cet intérêt du public ?

 « Qui n’a pas vu Avignon du temps des Papes, n’a rien vu. Pour la gaieté, la vie, l’animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille ». C’était du moins l’avis d’Alphonse Daudet dans ses Lettres de mon moulin, publiées en 1869, c’est-à-dire près de 400 ans après le départ de Grégoire XI. L’un de ses récits les plus célèbres, intitulé « La mule du pape », est l’histoire d’un pontife aussi débonnaire qu’imaginaire, gentiment nommé Boniface. Ses aventures, de même que la fameuse charge de « grand moutardier du pape », Daudet les a trouvées « à la bibliothèque des cigales » – il les a inventées en déambulant parmi les lavandes de Fontvieille. On ne lui en tiendra pas rigueur. Car cela dit bien la nostalgie du « pays d’Avignon » pour l’époque où le centre du monde était là, entre Rhône et Durance.

Pourquoi s’installer en Avignon ?

Élu pape alors qu’il était en France, Clément V s’installe sur les bords du Rhône parce qu’il est chez lui dans le Comtat Venaissin, possession pontificale. En ces temps troublés, c’est une garantie. Avignon appartient encore au comte de Provence, qui est aussi roi de Naples et à ce titre vassal du pape. La France est juste en face, sur l’autre rive du Rhône, mais le pape, lui, n’est pas en France. D’ailleurs, ce séjour est provisoire. Mais le provisoire dure, à cause de la gravité des affaires à traiter avec le roi de France et surtout de la persistance des troubles en Italie. Le temps passe et la papauté se trouve bien à Avignon, ville commode, agréable, beaucoup plus centrale que Rome dans la Chrétienté latine. La cour pontificale, depuis longtemps nomade, réapprend la stabilité, la sédentarité. Le pape achète la ville en 1348. Ni Avignon ni le Comtat ne sont en France : ce n’est donc pas une papauté française stricto sensu.

Mais les « papes d’Avignon » sont français. Qui sont-ils ?

Prenez une carte de France. Mettez le doigt sur la ville de Cahors. Tracez un cercle d’à peine 200 km de rayon autour de cette ville. Vous aurez défini le secteur de l’Europe qui a donné les sept papes d’Avignon. Tous sont des Français du Midi. Papauté française, sans doute ; papauté de langue d’Oc, surtout. Il est remarquable qu’aucun des sept papes d’Avignon n’ait appartenu à l’une des branches de la famille royale, alors que les cardinaux apparentés aux grandes dynasties étaient nombreux. C’est dans le mode d’élection qu’il faut avant tout chercher l’explication de cette série de pontifes Français. Les papes sont élus par les cardinaux. Or, sur un total de 134 cardinaux nommés par les papes d’Avignon, 14 seulement sont italiens et 111 sont français. Parmi ces derniers, on compte pas moins de 95 cardinaux originaires des pays de langue d’Oc. C’est le patriotisme régional qui a joué, non national. Il ne faut pas se tromper d’époque.

Au regard de l’histoire, quel est leur bilan ?

L’image des papes d’Avignon a beaucoup souffert du centralisme administratif, judiciaire, fiscal qu’ils ont imposé à la Chrétienté latine. Il est indéniable que la papauté d’Avignon est avant tout une papauté de juristes, d’administrateurs, qui a créé une véritable « machine » bureaucratique. Cela peut se contester sur le plan religieux, mais politiquement, ils ont fait d’Avignon une capitale moderne, crédible, efficace, qui a servi de modèle aux grands États de l’Occident. En outre, les pontifes avignonnais se sont entourés de savants et de lettrés, ont rassemblé la plus grande bibliothèque d’Europe, ont réuni à leur cour les meilleurs artistes. C’est une période brillante pour les arts et les lettres. Indéniablement, les papes de la Renaissance romaine ne feront que prolonger à cet égard la papauté d’Avignon. Mais la Renaissance ne pouvait avoir lieu ailleurs qu’à Rome. Les légistes français avaient beau répéter l’adage : Ubi papa, ibi Roma : « là où est le pape, là est Rome », l’argument avait ses limites, car le pape est l’évêque de Rome, le successeur de saint Pierre. Pétrarque l’avait bien compris : seule la romanité pouvait redonner son sens profond à la papauté.

Crédits image 

Bateaux à Avignon devant le palais des papes. Dessin de T. Allom, gravure de E. Brandard. 1840 © Wikimedia Commons 

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