Resnais l’antinaturaliste

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Article de Vincent Amiel, professeur à l’université Panthéon-Sorbonne et à l’ESRA


Dans la mouvance de la Nouvelle Vague, les films d’Alain Resnais interrogent le statut de l’auteur et le rapport entre histoire et récit. Cherchant à rendre compte du regard qui préside à toute représentation du monde – cinématographique, littéraire ou théâtrale –, le réalisateur aura expérimenté tout au long de sa carrière des formes résolument opposées à la recherche de l’ illusion réaliste.

De toute la génération de la Nouvelle Vague, c’est sans doute chez Alain Resnais que le principe d’une confrontation entre scène théâtrale et scène cinématographique reste le plus constant et le plus inventif.

Une théâtralité assumée

Dès le début de sa carrière, Alain Resnais s’est méfié de la transparence de l’image, de la capacité supposée de celle-ci à retransmettre la réalité. Il a cherché pendant plus d’un demi-siècle, de film en film, à faire spectacle sans jamais abdiquer la liberté d’inventer cette réalité, d’en imposer des formes parfois contre-intuitives, de lui adjoindre une théâtralité visible.  Tout au long de sa filmographie, l’auteur de Melo (1983) a non seulement fait intervenir le théâtre comme scène de représentation à l’intérieur de ses films (L’Année dernière à Marienbad, 1961, La Vie est un roman, 1983, Vous n’avez encore rien vu, 2011), mais surtout a réussi à faire se frotter à l’écran les principes même de deux arts de la mise en scène aux conventions différentes. Les transformations, les changements à vue de décors ou de costumes, les effets théâtraux que l’on ne cache pas aux spectateurs et qui font même partie du spectacle en tant qu’effets investissent avec lui la surface polie de l’écran. L’illusion de continuité naturaliste s’en trouve rompue, le déroulement transparent de l’histoire se révèle impossible.

La présence visible du « metteur en récit »

À l’instar de cinéastes européens contemporains comme Fellini ou Buñuel, Resnais mêle à l’apparence extérieure des choses les fantasmes ou les rêves des personnages, souvent sans protocole formel qui permette de les distinguer, mais c’est aussi le présent de l’action objective qui est mis en doute par les interventions discrètement visibles d’un deus ex machina. Or ce n’est pas tant que le théâtre en lui-même soit un enjeu par rapport au cinéma (ce qui était le cas chez Guitry), mais plutôt que la question du metteur en scène, du metteur en récit, se pose grâce à ce levier conceptuel, en termes précis et sans cesse renouvelés. En cela Resnais rejoint ses contemporains de la Nouvelle Vague, pour qui la question du récit (ses sources, son architecture, sa légitimité même) est particulièrement critique.

Resnais et la littérature

Et paradoxalement, une telle préoccupation n’est sans doute pas étrangère à l’admiration que l’auteur de Hiroshima mon amour porte aux écrivains : les mots aussi, et la littérature sont des formes pour dire que la transmission ne se fait jamais sans artifice. Travailler avec Chris. Marker, Raymond Queneau, Jean Cayrol, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Jorge Semprùn, accepter dans ses films la littérarité magnifique, mais encombrante, des textes de Nuit et Brouillard, Les Statues meurent aussi ou Hiroshima mon amour, c’est aussi désigner la forme et l’artifice. « Je ne peux penser qu’on peut faire naitre une émotion quelconque chez le spectateur s’il n’y a pas une forme précise, décidée, volontaire » déclare-t-il : la littérature comme le cinéma est le lieu de telles formes, même si c’est le dispositif théâtral qui en rend compte peut-être de manière plus visible.

Représenter le monde : un art de la distanciation

De la liberté de formes d’un auteur comme Sacha Guitry, Resnais a conservé l’audace des jeux de position vis-à-vis du spectateur. L’instabilité des agencements du regard : lorsque la disposition des meubles de la pièce change de plan en plan au cours d’une même scène (Providence, Pas sur la bouche) ; lorsque la focale du contre-champs sur le médecin varie au fur et à mesure des différentes consultations (On connait la chanson) ; lorsque l’un des personnages analyse le récit en train de se dérouler (Mon oncle d’Amérique). Des procédés que le cinéma seul peut produire, et qui renvoient pourtant tous à un type de distanciation familier au théâtre, en ce qu’ils manifestent ouvertement l’artifice d’une représentation. La grande force de Resnais aura été de trouver des formes cinématographiques à ces réflexions sur le spectacle – là où le cinéma de la transparence les mettait sous le tapis – et de les utiliser dès le départ pour mettre en question le rapport du cinéma au monde, dans son actualité la plus brûlante (Hiroshima mon amour, 1959, Muriel ou le temps d’un retour, 1963, La Guerre est finie, 1965).

Crédits photos :

Illustration de l’article : Décor de Jacques Saulnier pour Les Herbes folles d’Alain Resnais, 2007 © Jacques Saulnier / Cinémathèque française

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