Quelle année dernière à Marienbad ?

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Par Jean Regazzi, docteur en recherches cinématographiques et audiovisuelles, enseignant de cinéma


L’Année dernière à Marienbad, deuxième long-métrage d’Alain Resnais, sort sur les écrans en 1961. Simultanément, Les Éditions de Minuit publient un ouvrage homonyme d’Alain Robbe-Grillet sous-titré « ciné-roman », réadaptation de la trame scénaristique du premier. Pour le chef de file du Nouveau Roman, c’est une première collaboration avec le cinéma. Le résultat est un objet cinématographique sans précédent, aussi original dans sa forme qu’inépuisable dans son contenu.

Dans l’hôtel-palace d’une ville d’eaux où végète une clientèle fortunée, un homme tente obstinément de persuader une femme qu’ils se sont aimés l’année dernière à Marienbad et qu’il revient comme convenu alors pour l’emmener avec lui. La femme, accompagnée de celui qui pourrait être son époux, prétend ne se souvenir de rien. Le héros insiste, les scènes se répètent comme autant de variations, elles touchent parfois à une issue que les personnages rejettent pour tout recommencer, mais à la fin les deux s’apprêtent à fuir dans la nuit.

Le kaléidoscope d’un espace mental, ou le « cinéma-cerveau »

Dans l’histoire du cinéma comme dans le parcours d’Alain Resnais, L’Année dernière à Marienbad constitue un cas limite. À sa sortie, en 1961, le film divisa comme jamais, les uns y voyant un monument d’ennui et de prétention pseudo-intellectuelle, les autres, un chef-d’œuvre révolutionnaire. Évoluant dans une ambiance onirique entre mélodrame et intrigue policière d’un sérial de Feuillade, on a pris tour à tour les personnages pour des fantômes, des statues échappées des socles vides du jardin à la française de l’hôtel, des automates somnambules d’une immense boîte à musique, ou encore les aliénés d’un asile livrés à eux-mêmes. Resnais, qui le comparait aux taches de Rorschach, affirmait avoir rêvé d’un film dont personne ne saurait identifier la première bobine ; il aurait également souhaité faire retirer le carton FIN. Ce qui déroute à proprement dire dans Marienbad, c’est l’absence fondatrice d’un point de repère dans le temps et l’espace qui permettrait de rétablir la continuité des instants défilant sous nos yeux. Il n’y a pas plus d’année dernière qu’il n’existe de Marienbad sur une carte, ancien nom allemand d’une ville de Tchéquie. Resnais s’étant imposé comme l’un des maîtres de la modernité en cinématographiant les méandres de la pensée, son second long-métrage nous donne à voir le kaléidoscope d’un espace mental. Mais si dans Hiroshima mon amour l’activité de remémoration empruntait ses modalités à l’imaginaire, quand à l’inverse Providence exhiberait le travail d’un vieux romancier aux prises avec ses souvenirs, dans Marienbad, personnages et spectateurs sont condamnés à errer dans un labyrinthe d’images et de sons indécidables. Le cinéma-cerveau touche ici à l’absolu, et c’est là qu’intervient Alain Robbe-Grillet.

Rencontre entre le cinéma et le Nouveau Roman

On sait que Resnais travaillait non pas avec des scénaristes professionnels, mais des écrivains, qu’il appelait ses auteurs. Or le chef de file du Nouveau Roman était sur le point de passer à la réalisation quand les producteurs organisent sa rencontre avec Resnais, à qui il propose d’abord le scénario de ce qui deviendrait son premier film, avant de lui livrer un découpage que le metteur en scène était censé appliquer à la lettre. L’entente parfaite affichée par les deux Alain lors de la sortie du film, dont ils auraient aussi envisagé un temps de le cosigner, s’avéra par la suite une posture. Robbe-Grillet déclara que les modifications apportées par Resnais avaient neutralisé en partie la charge novatrice de son « ciné-roman », sous-titre du scénario tel qu’il le publia. En collaboration avec la scripte Sylvette Baudrot, Resnais recrée une chronologie afin de garantir les raccords et, dans sa direction d’acteurs, il revient à la psychologie. Atteinte aux dogmes fondamentaux du Nouveau Roman ? Certes, mais quoi de plus psychologique néanmoins que cette tentative de persuasion, qui fait des plans l’objet d’un « échange d’imaginations » entre les protagonistes, selon une autre formule de Robbe-Grillet lui-même ?

La splendeur plastique de Marienbad : un travail d’équipe

Conjurant l’excès de formalisme, la psychologie fait advenir cette incarnation qui fonde l’intensité de rêves familiers, la splendeur plastique et frémissante de Marienbad. Dans ce film où, par ailleurs, il use à l’envi de sa figure de prédilection du travelling avant pour arpenter les couloirs de l’hôtel et les allées du parc, Resnais obtient ainsi l’hystérie du jeu théâtral de Seyrig, souvent expressionniste d’Albertazzi ou, plus à froid, de Pitoëff. Mais la psychologie n’est que l’un des moyens techniques d’un travail d’équipe que le découpage du scénariste excluait et qui était pourtant vital à la réussite de l’ensemble, axée sur une dialectique polymorphe : les dramatiques contrastes du noir et blanc de Sacha Vierny, le montage convulsif d’Henri Colpi, les orgues entêtantes de Francis Seyrig, l’inlassable horizontalité des mouvements d’appareil qui creuse le format scope, les décors baroques et surtout la statue de Jacques Saulnier inspirée de Poussin et dont le couple en marche devient le corollaire de la fixité hiératique des personnages, sans oublier ce jeu de Nim qui participerait autant à la mode « Marienbad » que la frange-casque de l’actrice, mais dont la binarité, comme une métaphore du cercle incestueux, est peut-être la clé narrative et esthétique du film d’amour fou de Resnais, qui aurait voulu le dédier à André Breton.

 

À lire :

BENAYOUN, Robert, Alain Resnais arpenteur de l’imaginaire, Paris, éditions Stock, 1980 ; réédition en Ramsay Poche, 2008.

LEUTRAT, Jean-Louis, Last Year in Marienbad, Londres, British Film Institute, « Film Classics », 2000 ; traduction en anglais par Paul Hammond.

REGAZZI, Jean, Retour à Providence : le roman dans le cinéma d’Alain Resnais, Paris, éditions de L’Harmattan, « Esthétiques », 2010

Crédits photos :

Illustration de l’article : Image du film “L’Année dernière à Marienbad”, d’Alain Resnais © Bridgeman Images

Illustration de bas de page : Pour l’image de gauche : Image du film “L’Année dernière à Marienbad”, d’Alain Resnais © Bridgeman Images

Pour l’image de droite : L’ANNEE DERNIERE A MARIENBAD © 1960 STUDIOCANAL – Argos Films – Cineriz.

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