Publication de L’Archipel du goulag, imprimé à Paris

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Par Priscille de Lassus, journaliste du patrimoine, chef du service culturel de l’Institut de France


Une bombe. Voici comment Alexandre Soljénitsyne considérait ce livre qu’il prépara secrètement pendant près d’une décennie, puisant la matière de son récit dans les témoignages d’anciens détenus du Goulag et mobilisant un vaste réseau de soutiens clandestins pour mener à bien une entreprise éditoriale hors-norme. Le 28 décembre 1973, le premier tome de L’Archipel du Goulag est publié à Paris, en russe, par une petite maison d’édition de la Montagne Sainte-Geneviève, YMCA-Press. 30 000 exemplaires sont tirés. La file d’attente s’allonge rapidement devant la librairie. Quelques jours plus tard, l’ouvrage circule déjà en samizdat (c’est-à-dire clandestinement sous forme polycopiée ou ronéotypée), à Moscou. Il sera traduit dans de nombreuses langues au cours des mois qui suivront.

Un documentaire exceptionnel sur le Goulag

La déflagration est immédiate. Ce livre révèle au monde l’envers du régime soviétique dans une œuvre littéraire qui tire sa légitimité d’un travail documentaire colossal. Alexandre Soljénitsyne s’appuie sur les récits, les souvenirs et les lettres de 227 camarades qui, comme lui, ont expérimenté dans leur chair l’arrestation arbitraire et la dure réalité des camps. Dans l’ombre, des enquêteurs ont collecté les informations manquantes pour reconstituer la géographie carcérale soviétique et son organisation bien rodée. L’écrivain a réuni tous ces « fragments » dans un « assemblage » littéraire personnel : « Mes sources sont des morceaux de fonte d’une très haute qualité. Je les jette dans ma fournaise intérieure et ils prennent une forme nouvelle. »

Tel Dante descendant aux enfers, le narrateur entraine le lecteur au pays des ombres et de la mort. Sa plume mêle l’ironie au souffle de l’épopée pour conférer une dignité particulière aux « zeks », sobriquet donné aux bagnards en U.R.S.S. Bousculant la syntaxe, Soljénitsyne impose son rythme au texte qui se fait parfois lent pour de grands panoramas lyriques, parfois plus rapide avec des rafales de mots. Le jargon du peuple fait irruption dans le récit pour révéler, par contraste, l’ineptie artificielle du langage administratif. Les questions s’entrechoquent. Elles ouvrent une brèche dans les consciences. La souffrance est là. L’espérance aussi. Sans angélisme. Voilà une écriture ample, brûlante, existentielle.

Dénoncer le stalinisme en URSS

Quand il publie cette œuvre monumentale, Alexandre Soljénitsyne bénéficie déjà d’une notoriété internationale. L’écrivain est sorti de l’anonymat en 1962 grâce à la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch. Ce texte court, écrit en trois semaines à peine, raconte le quotidien d’un détenu dans un camp de travail forcé. À cette époque, l’auteur bénéficie d’une relative bienveillance de la part des autorités soviétiques puisque la nouvelle parait dans la revue littéraire officielle Novy Mir à la faveur de la remise en cause des excès du stalinisme, voulue par Khrouchtchev. Pour la première fois, la parole se libère sur la réalité du goulag. Soljénitsyne reçoit un abondant courrier d’anciens détenus qui racontent leurs expériences de captivité. Germe alors l’idée d’entreprendre une somme ambitieuse qui porterait une critique plus radicale du système : L’Archipel du Goulag.

Cependant, les temps ne sont guère propices au dévoilement de la vérité. En octobre 1964, le renversement de Khrouchtchev marque un durcissement du régime. En 1965, le KGB s’empare de manuscrits de l’auteur dans une planque. C’est le début d’un bras de fer avec le pouvoir de Brejnev. Soljénitsyne va défier les autorités. En 1967, il dénonce la censure et les perquisitions dont il fait l’objet dans une lettre à l’Union des écrivains. Exclusion professionnelle, retrait de ses œuvres des bibliothèques, tracasseries juridiques dans ses affaires personnelles puis menaces, brimades, intimidations, campagnes médiatiques diffamatoires… Tous les moyens sont bons pour étouffer sa voix. L’écrivain continue de travailler sur L’Archipel du Goulag de façon souterraine tout en publiant d’autres textes à l’étranger : Le Premier cercle et Le Pavillon des cancéreux (1968). Il accorde des interviews à la presse internationale. En 1970, il reçoit le Prix Nobel de littérature.

La catastrophe personnelle derrière la tragédie collective

C’est cet homme médiatique qui décide d’appuyer sur le détonateur quand il apprend qu’une de ses dactylographes est retrouvée pendue chez elle, le 30 août 1973, après avoir été interrogée par le KGB. Elle a livré la cachette d’un exemplaire de L’Archipel qu’elle avait conservé malgré les consignes. Deux autres copies sont déjà passées clandestinement en Occident, l’une aux États-Unis, l’autre en France, sous forme de pellicules. C’est là que Soljénitsyne décide de faire imprimer son livre dans le plus grand secret. En trois mois, la petite maison d’édition parisienne accomplit un exploit.

Le 13 février 1974, après une campagne de presse virulente, l’écrivain est arrêté chez lui puis déchu de la nationalité soviétique et expulsé par avion spécial en Allemagne de l’ouest. Le pouvoir espère que l’exil atténuera son audience. Cependant, ce livre va ébranler l’U.R.S.S. d’une façon durable et contribuer à sa chute. Méthodiquement, il décrit l’univers concentrationnaire soviétique pour mettre au jour un système pensé et voulu par le régime. Entre 1929 et 1953, année de la mort de Staline, une vingtaine de millions de citoyens soviétiques ont fait l’expérience des camps du Goulag. Deux millions n’en sont jamais revenus.

À lire :

Georges Nivat (dir.), “Soljénitsyne, Du Goulag au Prix Nobel” in Codex n°9, automne 2018

Crédits images 

Illustration d’accueil : Photographie de prisonniers travaillant au canal de la mer Blanche en 1932 © Wikimedia Commons

Illustration du châpo : Couverture de la première édition de l’Archipel du Goulag éditée par YMCA-Press, janvier 1973 © Wikimedia Commons

Illustration de l’article : Photographie d’Alexandre Soljénitsyne en Allemagne par Bert Verhoeff / Anefo le 14 février 1974 © Wikimedia Commons

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