Péguy : un style perpétuellement inventif

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Article de Pauline Bruley, maîtresse de conférences à l’Université d’Angers


Impossible pour les uns, inimitable pour les autres, « répétitif », « abondant », « vertical »…, le style de Charles Péguy ne peut laisser indifférent : on entre dans l’écriture de Charles Péguy comme on entre dans un flux.

Au moment de se demander s’il laissera sa trace dans l’histoire après ses combats de dreyfusiste, de socialiste et d’homme de revue, Péguy laisse ainsi parler l’Histoire :

« Où est votre semaine ? Quelle sera votre fête ? Quel est votre anniversaire ? Quel sera le jour de votre commémoration ? Quel jour les petits arrivistes ultérieurs célébreront-ils, organiseront-ils votre glorieux cinquantenaire, votre centenaire, votre bi-, votre cinq-centenaire ? Il faut tout cela pour l’histoire. »

Ainsi lui parle « Clio, fille de Mémoire » : « Où sont vos documents, vos preuves, vos témoins ? Vos mots d’écrit ? L’histoire se fait avec des documents. Où sont vos témoignages sensibles ? Vous y avez mis, autant que les autres, votre cœur et vos corps, vous y avez engagé vos cœurs et vos biens, vous y avez mis, vous vous y êtes mis corps (et âme). Tout ce que vous aviez ; tout ce que vous étiez. Plus encore. Je le sais. Mais je ne (le) sais pas. Je n’en sais rien. Moi officiellement je ne sais rien. » (À nos amis, à nos abonnés, 1909). Péguy en appelle ici à la conscience et non seulement au savoir de l’Histoire.

L’adresse et le besoin du dialogue

La muse parle comme Péguy, qui lui prête sa propre voix et son style dans une prosopopée appelée à s’amplifier jusqu’en 1913. Entre la plus ancienne rhétorique antique (et scolaire) et la modernité, cette figure illustre l’un des caractères de l’écriture de Péguy : l’adresse et le besoin du dialogue. Les Cahiers comme revue, les cahiers signés Charles Péguy mettent en scène différentes « personnalités » et « âmes », insèrent et commentent des citations, s’entre-répondent à distance, font entendre des voix, extérieures, étrangères, familières et intérieures. Face à l’inscription historique, les cahiers veulent faire parler la réalité telle qu’elle est vécue. Ils promeuvent l’expérience et le témoin, et dans les textes de Péguy, un style parlé.

Cette attention extrême à la parole de l’autre peut être philosophique, critique, satirique, pamphlétaire. Sa vérité est axée sur l’écoute d’un ton et d’un style et les cahiers déploient une vigoureuse pensée du style comme action et expression de la personne en situation, dans son temps.

Il s’agit bien d’une écriture, qui mobilise toutes les ressources de représentation graphique et typographique : ponctuation, parenthèses, paragraphes… tout en modernisant leur emploi. La phrase, tant enseignée à l’école, se moule dans des formats originaux en ce début du xxe siècle.  

Mettre les mots à l’épreuve

Dire l’expérience du temps, penser et dire la réalité, c’est affronter la gageure de l’irreprésentable et mettre les mots à l’épreuve. D’où un travail incessant sur les mots, leur extension et leurs différents sens, mais aussi le néologisme. L’écriture de Péguy ausculte la langue, le langage : elle l’interroge aussi et lutte contre nos habitudes de pensée. Les reprises de mots et les répétitions de sens peuvent se prêter à une lecture « verticale » des œuvres de Péguy – lui-même écrira ensuite en listes et en courts paragraphes, qui dévoilent les profondeurs d’une question (la guerre, la paix, la Cité, l’enfance, l’héroïsme…). Bruno Latour y a vu une salutaire « déshabitude ». Pour cette raison, on a l’impression de se perdre dans les essais de Péguy où de nombreux points de cohérence ne sont pas ceux qu’un « plan » bien dressé (ou faussement annoncé) nous aurait fait attendre.

Une telle liberté dans l’énonciation et dans l’écriture fait son rythme dans le verset des Mystères. Elle n’est pas incompatible avec le mètre dont elle tire des effets d’une grande diversité dans les Tapisseries : Péguy est à la fois un artiste de l’inscription brève, cadencée, et de l’abondance.

À lire :

Jean-Pierre Sueur, Charles Péguy ou les vertiges de l’écriture, Paris, Cerf, 2021

Pauline Bruley, Rhétorique et style dans la prose de Charles Péguy, Paris, Honoré Champion, coll. “Littérature de notre siècle”, 2010

Christelle Reggiani, “Charles Péguy et la langue littéraire”, dans La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon, dir. G. Philippe et J. Piat, Paris, Fayard, 2009

Crédits photos :

Illustration de l’article : Clio, muse de l’histoire, par Charles Meynier, 1800 © WikiCommons / Musée de Cleveland

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