Péguy est-il difficile à lire ?

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Article d'Éric Thiers, Président de l'Amitié Charles Péguy


L’œuvre de Charles Péguy est exigeante. Il est vrai qu’elle impose un engagement. On ne lit pas les textes de Péguy à la légère. On y met de soi ; autant qu’il y a mis du sien. Mais il faut l’aborder aussi sans crainte et sans solennité.

Son œuvre peut surprendre par sa forme et son ampleur, qui sont sans équivalent. Les textes de Péguy, qu’ils soient poétiques ou en prose – la distinction est parfois ténue –, embrassent une multitude de thèmes, d’enjeux, de mondes en réalité. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Poète, philosophe, théologien, journaliste, pamphlétaire, auteur dramatique, critique littéraire, historien – on en passe –, Péguy aborde toutes les questions qui nous touchent, parce qu’elles se posent à lui. Il le fait avec une régularité de métronome, dans sa revue les Cahiers de la Quinzaine, toutes les deux semaines. Pour cette raison, les textes de Péguy sont toujours inscrits dans le contexte de leur temps. Péguy réagit ainsi à la prise de position de tel ou tel homme politique ou intellectuel, se met en colère contre un article paru quelques jours auparavant, commente un événement. De ce monde de l’avant-guerre 1914-1918 nous avons tout oublié ou presque. C’est pourquoi mieux vaut disposer de textes de Péguy assortis de quelques notes de bas de page parfois, pour mieux en saisir les finesses et les allusions. Mais il ne faut pas s’arrêter à cela, car Péguy a cette capacité, assez unique, de partir d’un singulier pour produire de l’universel, de saisir l’actuel pour atteindre l’intemporel. À travers ce journalisme de haute volée, il nous livre des textes qui nous parlent toujours. 

Son style peut aussi dérouter. Il est souvent qualifié de répétitif par ceux qui ne le comprennent pas vraiment. Il s’agit en réalité d’un flux de conscience qui s’exprime sous la plume de Péguy. À la manière d’un Montaigne parfois. Les mots se suivent, se ressemblent souvent, les idées et les images semblent piétiner, puis s’échappent dans une digression qui devient tout le livre, mais c’est en réalité une pensée vivante en marche qui se traduit par le juste mot, immédiatement remplacé par un autre, plus juste encore. Ce flux est parfois contraint comme Péguy sait le faire dans cette forme classique qu’est l’alexandrin. Les vers se succèdent par centaines, par milliers, comme dans Ève, texte poétique aux climats multiples. La régularité du vers forme un ensemble litanique d’où émerge d’un coup la flèche d’un mot, comme celui d’une cathédrale. Péguy c’est avant tout une allure.

Il est aussi un homme de formules que l’on cite à foison. Quelques exemples parmi une multitude : « Quarante ans est un âge terrible. Car c’est l’âge où nous devenons ce que nous sommes. » ; « Il y a des larmes d’amour qui dureront plus longtemps que les étoiles du ciel. » ; « Aimer c’est donner raison à l’être aimé qui a tort. » ; « Heureux deux amis qui s’aiment assez pour (savoir) se taire ensemble. » ; « Le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles. ». Péguy touche juste, toujours.

Auteur difficile ? Exigeant plutôt. Mais il ne faut pas se laisser impressionner. En acceptant d’être dérouté, on se laisse porter par la beauté de la langue, des mots. Et c’est l’auteur d’une vie. Qui entre dans son œuvre jamais ne la quitte.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Charon traversant le Styx,  par Joachim Patinir, vers 1515–1524 © WikiCommons / Musée du Prado

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