Texte 2 : « Un cadavre »

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Pamphlet surréaliste collectif


Publié au lendemain de la mort d’Anatole France, en octobre 1924, « Un cadavre » s’impose comme l’un des événements littéraires les plus scandaleux du XXe siècle. Le groupe surréaliste composé de Philippe Soupault, Paul Éluard, Pierre Drieu la Rochelle, Joseph Delteil, André Breton et Louis Aragon s’attaque violemment à l’œuvre jugée trop classique du prix Nobel de littérature. Le « cadavre » de France est ainsi piétiné par une invective caractéristique du mouvement surréaliste.

Les textes reproduits dans cette rubrique “Mémoire plurielle” illustrent l’abîme mémoriel dans lequel Anatole France bascula à sa mort en 1924, trois années seulement après avoir été récompensé par le Prix Nobel de littérature.

 

 

Il écrivait bien mal, je vous jure, l’homme de l’ironie et du bon sens, le piètre escompteur de la peur du ridicule. Et c’est encore très peu que de bien écrire, que d’écrire, auprès de ce qui mérite un seul regard. Tout le médiocre de l’homme, le limité, le peureux, le conciliateur à tout prix, la spéculation à la manque, la complaisance dans la défaite, le genre satisfait, prudhomme, niais, roseau pensant, se retrouvent, les mains frottées, dans ce Bergeret dont on me fera vainement valoir la douceur. Merci, je n’irai pas finir sous ce climat facile une vie qui ne se soucie pas des excuses et du qu’en dira-t-on. Je tiens tout admirateur d’Anatole France pour un être dégradé. Il me plaît que le littérateur que saluent à la fois aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse, et par une incroyable duperie Paul Painlevé lui-même, ait écrit pour battre monnaie d’un instinct tout abject, la plus déshonorante des préfaces à un conte de Sade, lequel a passé sa vie en prison pour recevoir à la fin le coup de pied de cet âne officiel. Ce qui vous flatte en lui, ce qui le rend sacré, qu’on me laisse la paix, ce n’est pas même le talent, si discutable, mais la bassesse, qui permet à la première gouape venue de s’écrier : « Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ! »

Exécrable histrion de l’esprit, fallait-il qu’il répondît vraiment à l’ignominie française pour que ce peuple obscur fût à ce point heureux de lui avoir prêté son nom ! Balbutiez donc à votre aise sur cette chose pourrissante, pour ce ver qu’à son tour les vers vont posséder, raclures de l’humanité, gens de partout, boutiquiers et bavards, domestiques d’état, domestiques du ventre, individus vautrés dans la crasse et l’argent, vous tous, qui venez de perdre un si bon serviteur de la compromission souveraine, déesse de vos foyers et de vos gentils bonheurs. Je me tiens aujourd’hui au centre de cette moisissure, Paris, où le soleil est pâle, où le vent confie aux cheminées une épouvante et sa langueur. Autour de moi, se fait le remuement immonde et misérable, le train de l’univers où toute grandeur est devenue l’objet de la dérision. L’haleine de mon interlocuteur est empoisonnée par l’ignorance.

En France, à ce qu’on dit, tout finit en chansons. Que donc celui qui vient de crever au cœur de la béatitude générale, s’en aille à son tour en fumée ! Il reste peu de choses d’un homme : il est encore révoltant d’imaginer de celui-ci, que de toute façon il a été. Certains jours j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine.

 

Crédits images :

Réunion du groupe Dada à Paris en 1921 : Louis Aragon, Theodore Fraenkel, Paul Eluard, Clement Pansaers, Paul Dermée, Philippe Soupault, George Ribemont Dessaignes, Tristan Tzara, Céline Arnauld, Francis Picabia, André Breton, 1er janvier 1921 © Wikimedia Commons

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