Ouverture de l’École libre des sciences politiques

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Par Yves Bruley, ancien maître de conférences en histoire à Sciences Po Paris, Directeur de France Mémoire


Le lundi 16 janvier 1872, en face de Saint-Germain-des-Prés, un groupe de jeunes gens entre dans une salle louée à l’Hôtel de l’Industrie, 17, rue de l’Abbaye (actuel 17, rue Guillaume-Apollinaire), pour assister au premier cours de l’histoire de l’École libre des sciences politiques. Un jeune diplomate de 31 ans, Albert Sorel, prononce la première leçon, introduction d’un enseignement sur l’histoire de l’Europe depuis les traités de 1815 jusqu’à la guerre de 1870. Le lendemain, le géographe Henri Gaidoz inaugure son propre enseignement, consacré à l’ethnographie. « Il a montré par des exemples heureusement choisis, est-il raconté dans la Revue politique et littéraire, que la nationalité ne réside ni dans l’unité de langage, ni dans la communauté de religion, mais seulement dans l’identité des sentiments qui poussent certaines populations à se grouper autour d’un même organisme social et à vivre d’une vie politique commune ». Nous sommes dix ans avant le fameux discours de Renan sur la nation, mais un an après l’annexion brutale de l’Alsace-Moselle par l’Allemagne de Bismarck.

Les autres cours annoncés s’intitulent « organisation financière », « statistique », « constitutions », « législation comparée », « administration centrale et locale », « histoire militaire », et enfin « théories de réforme sociale » par le philosophe Paul Janet, professeur à la Sorbonne et membre de l’Institut.

Cette énumération donne une idée assez exacte du projet conçu et rapidement mis en œuvre par Émile Boutmy au cours de l’année 1871.

Une réaction face à la défaite française de 1871

L’École libre des sciences politiques a été fondée en réaction à la défaite française, qui a fait prendre conscience de l’insuffisante formation des élites militaires mais aussi politiques, administratives ou diplomatiques de la France. Émile Boutmy est alors un journaliste et écrivain de 35 ans, filleul du grand homme de presse Émile de Girardin, mais aussi proche d’Hippolyte Taine qui joue un rôle essentiel dans la naissance de l’École. Comme beaucoup de Français après 1870, Boutmy veut « refaire une tête au peuple », autrement dit donner à la Troisième République une classe dirigeante mieux formée, d’une culture plus large, ouverte sur le monde. Sans attendre une initiative d’État, ce libéral ouvre une école « libre », c’est-à-dire privée, grâce à 183 actionnaires. Les statuts sont déposés le 2 décembre 1871.

L’idée d’une école destinée à former les hauts fonctionnaires n’est pourtant pas nouvelle. La Première République avait placé les sciences morales et politiques au cœur du projet de l’Institut de France, créé en 1795, mais n’avait point donné à l’administration l’équivalent de Polytechnique. La Deuxième République voulut y remédier : le décret du 8 mars 1848 créa une école d’administration, afin de « fermer la porte au favoritisme » dans la fonction publique et « d’ouvrir celle des capacités », selon son fondateur Hippolyte Carnot. Mais l’école fut fermée dès 1849.

Le Second Empire finissant conçut un projet qui préfigurait celui de Sciences Po. Dans l’École pratique des hautes études (EPHE) fondée par Victor Duruy en 1868 pour rénover un enseignement supérieur sclérosé, il était prévu de créer une « Section des sciences économiques » incluant les études juridiques et administratives. Le projet n’était pas encore réalisé à la chute de l’Empire. La fondation de l’École libre des sciences politiques et son succès rapide le rendirent sans objet.

Une école au succès retentissant et à la renommée exponentielle

Dès la fin des années 1870, 80 % des reçus au concours du Conseil d’État et 90 % à l’inspection des finances était issus de « Sciences Po ». L’historien Albert Sorel y formera la grande majorité des diplomates de la Troisième République – et même davantage : Marcel Proust fut l’un de ses élèves préférés.

En 1877, Boutmy put acquérir un hôtel particulier dans le 7e arrondissement, où l’École s’installa bientôt, 27, rue Saint-Guillaume, dans des locaux qui sont encore le siège de Sciences Po et même sa métonymie.

Devenu l’Institut d’études politiques de Paris en 1945, Sciences Po célébra en 1972 le centenaire de sa fondation autour du président de la République. Georges Pompidou rappela qu’il y avait donné quelques cours : « C’est en enseignant à mes étudiants que je me suis formé moi-même. À quoi ? Mais à la politique bien sûr ! J’entends politique au sens le plus élevé et le plus large du terme, qui englobe l’étude des sociétés, des économies, des institutions, des rapports internationaux, mais aussi de l’homme ».

 

À lire : 

François et Renaud Leblond, Émile Boutmy. Le père de Sciences Po, Éditions Anne Carrière, 2013.

Pierre Rain, L’École libre des sciences politiques 1871-1945, FNSP, 1963.

Richard Descoings, Sciences Po. De La Courneuve à Shanghai, Presses de Sciences Po, 2007.

Centenaire de l’Institut d’études politiques de Paris (1872-1972), brochure de l’IEP de Paris, 1972

Yves Bruley, « Albert Sorel et l’histoire de la diplomatie », Revue d’histoire diplomatique, 2018-2.

 

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : Médaille représentant Émile Boutmy, fondateur de l’École libre des sciences politiques © Wikimédia Commons

Illustration du chapô : Entrée de l’École libre des sciences politiques, Paris, vers 1910 © Wikimédia Commons

Illustration de la notice générale : L’historien Albert Sorel © Wikimédia Commons

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