Naissance du poète Yves Bonnefoy

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Par Pierre Brunel, membre de l’Académie des sciences morales et politiques


Yves Bonnefoy est né à Tours le 24 juin 1923, quelques mois après la mort de Marcel Proust. Pour lui, le temps retrouvé, assez tardivement, ainsi que ce qu’il a lui-même appelé « une terre d’aube », est placé sous le signe de L’Écharpe rouge, l’unissant à son père, trop tôt disparu en 1936, et à sa mère institutrice qui le guida dans ses premières études. C’est le titre d’un livre publié en avril 2016, peu de temps avant sa mort le 1er juillet de cette même année et dédié à sa fille unique, Mathilde, née en 1972, qui est son exécutrice testamentaire. Il figure dans le volume de la Bibliothèque de la Pléiade réunissant ses Œuvres poétiques complètes, qu’il avait souhaité et qui vient de paraître en cette année du centenaire de sa naissance. Cette écharpe rouge qui, comme il l’a écrit, « emblématise le lien du sang », est également inséparable de « murs blancs perdus », mais miraculeusement retrouvés par la grâce de la poésie, ceux de la maison grand-paternelle de Toirac, dans le Lot, qui était devenue la maison de vacances d’été. Revenir sur ce mystère était pour lui comme une sorte de nécessité et, précisément, il était persuadé que « la poésie, qui est plus que nous, a pour tâche d’en finir avec nos fantasmes qui ne sont que des errements, – les errements d’une trompeuse idée de la vie ».

La philosophie, les sciences, et la poésie

Sa longue vie réserve bien des surprises et finit pourtant par paraître d’une claire et profonde unité. En 1941 l’élève du lycée Descartes de Tours obtient le baccalauréat complet, après s’être passionné pour les mathématiques et la philosophie. Un jeune professeur lui a fait découvrir l’œuvre de Gaston Bachelard, mais l’a aussi initié à la poésie contemporaine, comme l’avait fait en 1870 Georges Izambard pour Arthur Rimbaud, – une figure qui restera emblématique pour Yves Bonnefoy dans son Rimbaud par lui-même de 1961 repris avec d’autres textes dans Notre besoin de Rimbaud en 2009. Comme lui, sans doute, et comme il le disait lors d’un entretien cette année-là, « ce qu’il fait, ce qu’il a toujours fait, c’est attendre de sa parole qu’elle modifie ce qu’il est, qu’elle lui donne plus de ressources, de force, même davantage d’être » (L’Inachevable, 2010).

Le parcours d’Yves Bonnefoy est lui-même étonnant. Venu à Paris à l’automne de 1943, il abandonne la préparation des grands concours scientifiques tout en enseignant les mathématiques dans un établissement privé, il se consacre à la philosophie et soutiendra en 1950 à la Sorbonne un mémoire de diplôme d’études supérieures sur Baudelaire et Kierkegaard préparé sous la direction de Jean Wahl. La poésie finira par l’emporter, au terme d’une longue évolution depuis ses débuts en 1940-1943, avec un passage par le groupe surréaliste en 1946-1947, jusqu’à ce qu’il a appelé lui-même une « Rupture inaugurale ».

La passion de l’art

L’année 1947 a été aussi celle de son premier mariage avec Eliane Catoni, qu’il a connue comme étudiante dès 1944 et dont il se séparera en 1961. Leur vie conjugale a été en effet troublée et s’est révélée décevante. On en devine la trace dans son premier grand recueil poétique, Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), même si Douve ne se confond pas avec Éliane, et dans Hier régnant désert (1958), où l’on sent une secrète blessure.

Déjà profondément poète, Yves Bonnefoy ne veut pas l’être à part entière. Du moins tient-il à une activité multiple de l’esprit. Fin connaisseur de la langue anglaise, il entreprend sur commande ses premières traductions de Shakespeare qui l’accompagnera jusqu’à son livre Shakespeare. – Théâtre et poésie en 2014 et la mise en scène de sa version du Roi Lear au Théâtre de la ville, la même année. Passionné par les beaux-arts, il entreprend un travail universitaire dirigé par André Chastel, sur Piero della Francesca. D’où de nombreux voyages en Italie et aussi en Grèce, puis aux États-Unis.

Sa rencontre fortuite, sur un navire, avec une artiste peintre américaine, Lucy Vines, en 1960, entraîne sa séparation avec Eliane Catoni. Le nouveau couple va s’installer au 72, rue Lepic, à Montmartre, en face de l’appartement du 63, où Yves aura désormais son atelier d’écrivain. C’est là qu’il m’a reçu pour la première fois en 1975. Il avait officiellement épousé Lucy en avril 1968, leur fille Mathilde était née en mars 1972. C’était un homme heureux, comblé, qui m’accueillait généreusement, et le début d’une profonde amitié jusqu’à un ultime entretien, particulièrement émouvant, avec le grand écrivain, le 15 juin 2016 dans le jardin de la maison de santé où il était soigné et où il allait décéder le 1er juillet suivant.

Une Chaire au Collège de France

De 1975 à ses dernières années, Yves Bonnefoy n’a pas cessé d’enrichir encore son œuvre poétique, depuis Dans le leurre du seuil qui venait de paraître quand je l’ai rencontré, jusqu’aux Planches courbes (2001), recueil qui figura au programme du baccalauréat en 2005 et lui valut une vaste audience.

D’une manière multiple et diverse, Yves Bonnefoy avait beaucoup enseigné, aux États-Unis, et dans plusieurs autres pays étrangers, en France, en particulier à l’Université de Nice, où il fut professeur associé pendant trois ans (1973-1976), ce qui le rapprochait de la maison de Valsaintes, une ancienne abbaye des Basses-Alpes qu’il avait découverte en 1962 avec Lucy Vines et qu’ils s’employèrent à restaurer.

Le couronnement de sa carrière fragmentée de professeur a été son élection au Collège de France, en 1981, sur une chaire d’Études comparées de la fonction poétique, intitulé qu’il a choisi, non sans rappeler la chaire de Poétique que Paul Valéry avait occupée de 1937 à sa mort en 1945. Yves Bonnefoy avait assisté à certains de ces cours, qui viennent d’être publiés en cette année 2023.

Les siens sont très différents, et ont été la source de nombreux volumes, La Présence et l’image (1983), repris dans Entretiens sur la poésie (1972-1990), La Vérité de parole et autres essais (1988), Alberto Giacometti (1991), et ceux qui parurent après sa retraite, en 1993.

« Se délivrer de la fascination du non-être »

Cette retraite n’en fut d’ailleurs pas une, car son activité, après cette date, ne fut nullement ralentie, tant avec les colloques de la Fondation Hugot du Collège de France (dont celui de mai 2013 qui lui fut consacré), qu’avec des voyages à l’étranger, des conférences, et encore d’innombrables publications. Parmi celles-ci je retiendrai tout particulièrement L’Alliance de la poésie et de la musique (2007). Ce volume complète son immense dialogue entre la poésie et la peinture, depuis les essais réunis sous le titre L’Improbable, en 1959. Il a célébré et illustré ce qu’il a appelé « l’élan pur de la joie qui porte un être à chanter ». Il a eu, comme l’a écrit Stéphane Barsacq, « le génie de pratiquer une langue musicale toujours souple, variée, chantante, qui réconcilie savoir et désir dans un rythme élargi » (En présence d’Yves Bonnefoy, éd. du Corlevour, 2017).

L’important, pour Bonnefoy, c’était de « se délivrer de la fascination du non-être » et, comme il l’a écrit dans L’Écharpe rouge à laquelle on ne cesse de revenir, « c’est l’écharpe qui signifie le rouge de l’être à dégager des grisailles de l’exister quotidien » (Œuvres poétiques, Pléiade, p. 1132).

À lire :

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2023

 

Crédits photos : 

Illustration de la page d’accueil : Yves Bonnefoy, par Louis Monier © Louis Monier. All rights reserved 2023 / Bridgeman Images

Illustration du chapô : Frontispice original de Bertrand Dorny pour La Grande Ourse, suivi de Dedans dehors ?, d’Yves Bonnefoy, aux Éditions Galilée, 2015 © Bibliothèque de l’Institut de France

Illustration de l’article : L’arbre de vie (1928), Séraphine de Senlis © Musée d’art et d’archéologie de Senlis | WikiCommons 

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